« Guerre contre la drogue », une arme de l’Etat et un instrument de contrôle social




Après un extrait de Nous le peuple des Etats-Unis de Howard Zinn [3], nous continuons la publication de « bonnes feuilles », avec ici un autre auteur US, Michael Parenti [4].

Si l’État sécuritaire national américain n’a rien fait pour arrêter le commerce international de la drogue, il a fait beaucoup pour l’encourager. Certains disent ironiquement que le sigle CIA signifie « Capitalism’s International Army » (« Armée internationale du capitalisme ») et d’autres qu’il veut dire « Cocaine Import Agency » (« Agence d’importation de la cocaïne »). Au Laos, au début des années 1960, la CIA s’est montrée à la hauteur de cette double réputation : son meilleur moyen de recruter les Meos pour combattre le mouvement anti-impérialiste et anticapitaliste du Pathet Lao [1] était de faire transporter, par la compagnie aérienne Air America dont elle disposait, d’énormes récoltes d’opium payables au comptant de leurs villages reculés jusqu’aux grands marchés. Lorsque cette histoire est devenue publique, la CIA a admis être au courant que les Meos transportaient de l’opium par Air America et a prétendu avoir tenté de les en empêcher mais que, comme on sait, ce n’était pas là chose aisée. Les pilotes de la CIA ont, en fait, par la suite raconté qu’ils avaient eu ordre de leurs supérieurs de ne pas se mêler de leur cargaison. Comme Alfred McCoy l’a démontré, la production d’opium par des seigneurs de guerre soutenus par la CIA en Asie du Sud-Est a été multipliée par dix après que celle-ci soit entrée dans le jeu. Dès les années 1947-1950, la CIA a recruté des maffiosi siciliens et corses et leur a fourni de l’argent et des armes pour briser les grèves des dockers que soutenaient les syndicats français et italien dirigés par les communistes. En échange, les gangs avaient les mains libres pour transporter l’héroïne dont une grande partie aboutissait aux États-Unis.

La drogue face au « péril rouge »

En 1980, en Bolivie, la CIA a participé au renversement d’un gouvernement réformiste démocratiquement élu et à l’installation d’une junte militaire de droite. Marquée par des arrestations en masse, la torture et les assassinats, cette prise de pouvoir est mieux connue sous le nom de « coup d’État de la cocaïne », en reconnaissance de la coopération ouverte des caïds boliviens de la cocaïne dont avaient bénéficié les nouveaux dirigeants. En 1988, devant la sous-commission sénatoriale du sénateur Kerry sur le terrorisme, les narcotiques et les opérations internationales, des témoins ont fourni des preuves de l’existence d’un important trafic de drogue dans lequel la CIA et du personnel gouvernemental, de même que des dirigeants gouvernementaux et militaires d’un certain nombre de pays latino-américains, étaient impliqués. Des agents secrets de la CIA avaient utilisé les fonds venant du trafic de la drogue pour financer des armées contre-révolutionnaires dans toute la région et, dans certains cas, se remplir les poches. Un ancien agent du renseignement de Noriega, José Blandon, a affirmé devant la commission Kerry que les pistes d’atterrissage costaricaines utilisées pour la fourniture d’armes aux Contras [2] du Nicaragua, l’étaient aussi pour le transport de la cocaïne aux États-Unis. Une commission d’enquête officielle au Costa Rica a porté des accusations contre John Hull, un propriétaire de ranch américain qui était lié à la CIA et au trafic de drogue. Les autorités costaricaines ont réclamé (sans succès) l’extradition de Hull, l’accusant d’avoir été impliqué dans des affaires de meurtres et de contrebande d’armes et de drogue dans leur pays. Elles citaient en tant que complices le lieutenant-colonel Oliver North et Rob Owen, un ancien assistant du cabinet de Dan Quayle, alors sénateur de l’Indiana. Hull était aussi impliqué dans des affaires de fraudes criminelles, d’entrave à la justice et de trafic dans ce pays, mais le département de la Justice n’a pourtant entrepris aucune action contre lui, pas plus qu’il n’a jamais été extradé vers le Costa Rica. En 1989, un agent de la Drug Enforcement Administration au Salvador, Celerino Castillo III, a donné un compte rendu détaillé sur une vaste opération qu’il avait découverte de trafic d’armes et de drogue, organisée par le réseau d’Oliver North et la CIA, à partir d’un aéroport militaire salvadorien. Lors d’une conférence de presse à Washington le 2 août 1994, Castillo a répété penser que North savait que des narcotiques étaient transportés à partir de l’aéroport d’Ilopango : « Tous ses pilotes étaient des trafiquants de drogue. Il savait ce qu’ils fabriquaient mais refusait de faire quoi que ce soit à leur encontre. » Edwin Corr, à l’époque ambassadeur américain au Salvador, a dit à Castillo que c’était « une opération secrète de la Maison-Blanche menée par le colonel North et que nous ne devions pas nous en mêler » (San Francisco Weekly, 18 mai 1994). Le rapport de la commission Kerry ainsi que le rapport final de l’avocat indépendant Lawrence Walsh sur l’affaire Iran-Contras apportent tous deux des preuves critiques contre North qui, au lieu de voler en prison, a présenté sa candidature au Sénat des États-Unis. L’acte d’accusation des Costaricains contre Hull et les accusations portées contre North n’ont pratiquement reçu aucun écho dans les médias dominants, à peine une « brève » étouffée dans une page intérieure du New York Times. Si un dirigeant progressiste comme Jesse Jackson avait été lié aux sandinistes dans un quelconque commerce de narcotiques et d’armes, cela aurait fait les choux gras des journaux pendant des semaines et des semaines. Si l’on est en train de perdre la guerre contre la drogue, c’est parce que l’État sécuritaire national est aux côtés des trafiquants.

La drogue comme arme de contrôle social

Outre financer des guerres et se remplir les poches, les drogues sont utiles comme instrument de contrôle social. Comme les drogues ont été de plus en plus répandues aux États-Unis, la consommation a spectaculairement augmenté. La demande peut engendrer l’offre, mais l’offre engendre aussi la demande. La première condition pour la consommation est la disponibilité, et que le produit soit amené devant le public en quantité abondante. Il y a un demi-siècle, les communautés des quartiers pauvres urbains étaient autant dans la misère qu’elles ne le sont aujourd’hui, mais on n’y consommait pas autant de drogues, parce que les narcotiques n’y étaient pas déversés avec autant d’abondance et que leur prix n’était pas aussi accessible qu’aujourd’hui. Ceux qui veulent légaliser le haschich devraient spécifier « le haschich » plutôt que d’utiliser le terme-générique de « drogues » parce que, pour beaucoup, cela veut dire du crack, de l’ice, des PCB, de l’héroïne et d’autres drogues dures qui ont causé un grand nombre de victimes dans les communautés. Il ne serait pas impossible de gagner une guerre internationale contre la drogue si les États-Unis acceptaient un effort concerté et s’ils amenaient des pays comme le Pakistan, l’Afghanistan, la Thaïlande, la Colombie, le Pérou et la Bolivie à être aussi acharnés à combattre leurs trafiquants de drogue qu’ils ne le sont avec leurs paysans, leurs étudiants et leurs travailleurs qui se battent pour des améliorations sociales. La politique américaine est bien moins intéressée à lutter contre la drogue qu’elle ne l’est à utiliser la drogue et les trafiquants de drogue dans la guerre éternelle de l’empire pour le contrôle social à l’intérieur et à l’extérieur. Tout comme les anciens nazis se sont révélés utiles dans la guerre contre le communisme, les trafiquants de drogue (dont certains sont liés à des organisations fascistes) le sont pour la CIA. « Si la CIA devait prendre pour cible les réseaux internationaux de la drogue », écrivaient Peter Dale Scott et Jonathan Marshall dans Cocaine Politics (La politique de la cocaïne) en 1991, « elle devrait démanteler des sources principales de renseignements, d’influence politique et de financement indirect de ses opérations dans le tiers monde ». Cela signifierait ni plus ni moins « qu’un changement total de direction pour l’institution ». Pendant qu’il faisait de grands discours sur la lutte contre la drogue, le président Reagan a réduit d’un tiers les fonds pour l’application de la loi fédérale qui vise à combattre le crime organisé. La Drug Enforcement Administration a été diminuée de douze pour cent de ses capacités, impliquant le renvoi de quatre cent trente-quatre de ses employés, dont deux cent onze agents. Le nombre des garde-côtes a été réduit, impliquant une moindre surveillance côtière du trafic illicite. Le personnel du département américain de la Justice a été diminué de façon radicale, y causant une pénurie d’avocats qu’il employait et le forçant à laisser tomber soixante pour cent du nombre des procès concernant la drogue et le crime. Tout ceci a amené l’enquêteur criminel Dan Moldea à décrire la politique de Reagan sur les drogues comme « une imposture » et le membre du Congrès Tom Lewis à se plaindre en ces termes : « Nous n’arrêtons que du menu fretin, de petites gens. Pourquoi n’arrivons-nous pas à coffrer les gros bonnets ? » L’administration Bush Sr n’a rien rétabli de ce qui avait fait les frais des coupes budgétaires de Reagan et n’a développé aucune nouvelle stratégie pour faire de la lutte contre la drogue un véritable combat. En fait, Bush a réduit les patrouilles frontalières américaines déjà fort clairsemées, amenant le New York Times du 7 août 1989 à conclure : « Le montant proposé par l’administration Bush pour l’année budgétaire 1990 aurait pour effet de réduire encore le faible nombre d’agents (anti-drogue) le long des frontières. » Comme dans tant d’autres domaines de politique publique, l’administration Clinton n’a rien fait d’extraordinaire en matière de lutte contre la drogue.

Contre l’ennemi intérieur

Au milieu du XIXe siècle, quand les Britanniques ont introduit d’énormes quantités d’opium en Chine, ce ne l’était pas en réponse à une demande des Chinois. Pour les Britanniques, c’était une manière ignominieusement commode de se créer un nouveau marché et de tirer de gros profits d’un produit fabriqué dans une colonie (les Indes), tout en propageant de la passivité au sein de la population potentiellement explosive d’une autre colonie (la Chine). Les guerres de l’opium ont été une tentative des Chinois de résister au trafic de drogue patronné par les Britanniques. Les Chinois savaient que « simplement dire non » n’était pas suffisant. Ils savaient aussi qu’une solution légale ne servait à rien depuis que les Britanniques avaient, eux, légalisé le commerce de la drogue - et que c’était bien là le problème. On ne doit pas être grand théoricien de la conspiration pour se demander si les dirigeants politiques conservateurs ne jouent pas le même jeu avec le trafic de drogue dans ce pays. Les organisations contestataires qui ont vu le jour dans les communautés afro et latino-américaines au cours des années 1960 ont été systématiquement détruites par la police et les autorités fédérales, leurs dirigeants ont été tués ou jetés en prison sur la base d’accusations inventées de toutes pièces. Peu après, les dealers sont apparus pour achever la démoralisation de ces communautés. Ils n’y ont pas été inquiétés par les autorités fédérales qui autorisaient le déversement de cargaisons de drogue dans le pays. Au lieu de se mobiliser et de se battre véritablement pour une vie décente, les résidents des communautés urbaines d’aujourd’hui se sont battus pour leur propre vie contre l’épidémie de drogue. Ceux qui pensent que l’on pourrait résoudre le problème de la drogue en la légalisant oublient qu’elle est en pratique déjà légalisée et que c’est là le problème. Elle coule à flots dans les communautés sans véritable opposition des représentants de l’ordre et souvent même avec leur collaboration active. La police, fréquemment dans la combine avec les caïds de la drogue, est plus susceptible d’agir contre les citoyens qui résistent à son trafic que contre les trafiquants eux-mêmes. Certains commentateurs conservateurs, comme William Buckley Jr, sont partisans de la légalisation des drogues et soutiennent assez paradoxalement que le problème de la drogue est à la fois moins grave qu’on le dit et virtuellement incontrôlable parce que trop répandu. Ces conservateurs, qui se perdent en invectives contre la dissolution des valeurs américaines, semblent étrangement peu loquaces sur les effets destructeurs de la drogue. On peut comprendre qu’ils préfèrent bien plus voir des jeunes sans revenus immobilisés par l’épidémie de drogue que mobilisés par la lutte pour une redistribution des ressources publiques au profit de la population. Ils préfèrent que les jeunes des quartiers ne parlent pas de révolution - comme l’ont fait ceux d’une génération précédente en rejoignant les Young Lords, les Blackstone Rangers ou les Black Panthers - mais soient plutôt occupés à se détruire eux-mêmes avec des seringues et les uns les autres avec des armes à feu. Quand les dirigeants des rues travaillent pour la paix entre les bandes et tentent de mobiliser leurs énergies dans une voie politique organisée, ils doivent affronter une répression des forces de l’ordre plus grande que quand ils se livrent aux activités habituelles des bandes. Les drogues sont un instrument important de répression et de contrôle social. Les impérialistes britanniques le savaient et il en va de même pour les faiseurs d’opinion conservateurs, la police, la CIA et la Maison- Blanche. De Harlem au Honduras, l’empire utilise n’importe quel moyen à sa portée pour garder des populations tourmentées dans la démoralisation et la désorganisation.

Michael Parenti


Michael Parenti, L’horreur impériale. Les Etats-Unis et l’hégémonie mondiale, Bruxelles, éditions Aden, coll. "EPO", 2004, 254 p., 20 Euros.

Véritable manuel pour comprendre et combattre l’impérialisme, ce livre, dont ces pages sont extraites, est le premier traduit en français de l’intellectuel progressiste américain, Michael Parenti. Écrit clairement, simplement, et non sans humour, il présente avec efficacité ce que l’on doit savoir sur le processus de domination politique et économique de l’impérialisme et ses conséquences en dix leçons agrémentées de nombreux exemples. Publié aux États-Unis en 1995, il est complété par deux chapitres additionnels sur les suites des attentats du 11 septembre et la guerre contre l’Irak. Son auteur, docteur en sciences politiques de l’université de Yale (1962), a enseigné dans plusieurs universités et est l’auteur de dix-huit ouvrages, dont le dernier s’intitule Superpatriotism (City Lights Books, 2004). Le précédent, The Assassination of Julius Caesar. A People’s History of Ancient Rome (The New Press, 2003), a été nominé en 2003 pour le Prix Pulitzer. On trouve quelques-uns de ses articles en ligne (en anglais) sur son site.

[1Mouvement communiste allié aux forces nord-vietnamiennes.

[2Guérilla soutenue par les USA et dirigée contre le régime progressiste des sandinistes au Nicaragua dans les années 60.

[3Nous précisons que les propos des auteurs publiés ici ne correspondent pas nécessairement aux orientations d’Alternative Libertaire, ce qui était nottament le cas de ceux d’Howard Zinn (Alternative Libertaire n°136) sur la stratégie non-violente et d’« attentisme » face au régime Franquiste.

[4Les intertitres et les notes de bas de page sont de la rédaction.

 
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