Les Chroniques du travail aliéné : « On ne fait pas de miracle. C’est au jour le jour »




Les Chroniques du travail aliéné par Marie-Louise Michel, psychologue du travail


« On ne fait pas de miracle. C’est au jour le jour »

Alice, infirmière dans un service de psychiatrie [1]

On bien ri l’autre jour avec ma collègue, quand on a montré à la nouvelle psychologue le tiroir du bureau du médecin chef… Il fallait voir sa tête ! Il y a toujours une brosse à dents, du dentifrice, ça, passe encore, mais un sèche-cheveux… Elle n’en revenait pas.

C’est qu’il n’en a plus trop sur le caillou, alors le peu qu’il reste, on a un peu l’impression qu’il nous les fait bouffer à tout bout de champ. Pour lui les réunions, c’est surtout faire le malin devant les stagiaires, dire à tout le monde d’avoir peur, de se méfier des malades… Il prie pour que rien n’arrive, en gros. Il est mort de trouille à l’idée de se retrouver dans les faits divers avec une bourde sur les bras. Il craint le tribunal au moins autant que le contact avec les patients. Nous on essaie de nous en occuper tant bien que mal quand même mais c’est dur.

Les patients, il les classe par catégories dans les étages. Il met les plus chroniques tous ensemble. Bien sûr, c’est l’endroit où personne ne veut aller travailler. Aux étages d’entrants, puisqu’il n’y a plus que des entrants, maintenant, vu qu’on fait sortir les gens dix fois trop tôt, on commence par les coller en chambre d’isolement. Un matelas par terre, sans briquet, sans téléphone, sans ceinture. Ca les rend encore plus fous et plus violents. Le plus dur c’est à la sortie de cette « incarcération », on ne sait plus comment leur reparler. Ses autres collègues médecins ce n’est pas tellement plus reluisant, il y en a deux qui ont eu un cancer l’année dernière. Une cadre est aussi tombée malade. La présence médicale a été remplacée par une ambiance carcérale ; une forme d’abandon pour les plus démunis avec un service surchargé et des infirmières éreintées. Il y a de quoi tomber malade nous aussi, on essaie de se protéger mais ce n’est pas facile, les collègues se séparent en deux groupes : les lèche-cul qui se trémoussent aux blagues du chef et les autres qui ne disent pas un mot et qui se débrouillent au mieux. On ne choisit pas réellement son camp, chacune fait ce qu’elle peut. On ne fait pas de miracle, c’est au jour le jour. Comment faire ? Demander une mutation ? Est-ce que c’est vraiment mieux ailleurs ? Et le médecin-chef, il s’étonne de ne pas réussir à recruter.

[1Seul le prénom est modifié,
le reste est authentique.

 
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