Lire : Ernst Lohoff et Norbert Trenkle « La Grande Dévalorisation »




Dans un essai récemment traduit, La Grande Dévalorisation, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle reviennent sur les principaux concepts qui permettent de critiquer le capitalisme. à rebours d’une partie de la gauche, ils livrent une analyse particulière de la crise actuelle et des revendications qui devraient être portées dans ce contexte.

La crise récente a ouvert une nouvelle période pour le capitalisme, plus sombre, potentiellement désastreuse, et sans fin perceptible. Devant ce constat et en dépit de tout ce qui les sépare, l’opposition de gauche partage avec l’establishment une même conviction essentielle : la récession aurait pour cause un mauvais emploi de la richesse. Elle ne trouverait pas son origine dans le capitalisme et son fonctionnement. Ainsi, la classe dominante et ses représentants jugent que la richesse-argent est dépensée inconsidérément lorsqu’elle alimente les caisses de l’État, tandis que la gauche supposée radicale dénonce sa dilapidation dans les paris spéculatifs boursiers. C’est à critiquer cette approche du mauvais emploi ou du mauvais partage de la richesse que s’attellent entre autres les deux auteurs : Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, tous deux impliqués dans la revue allemande Krisis – Contributions à la critique de la société de production de marchandises, fondée en 1986. En cela ils s’inscrivent dans le travail de Robert Kurz, cofondateur de Krisis, décédé en 2012 et dont on pourra lire en introduction de son œuvre encore peu traduite en français Vies et mort du capitalisme, paru en 2011 aux éditions Lignes.

Qu’est-ce que la richesse ?

Certes, le partage de la richesse a évolué depuis le tournant néolibéral en faveur des détenteurs de capitaux. Mais la cause de cela est plus profonde que ce que l’on admet habituellement. Lorsque nos auteurs disent avec quelques autres que la crise qui a frappé la finance en est une fondamentalement capitaliste, ce n’est pas pour « faire révolutionnaire » ou pour seulement évoquer l’antagonisme de classes et le rapport de force qui le sous-tend. Le capitalisme est un système au fonctionnement particulier. La première partie du livre est consacrée à l’explicitation des catégories qui fondent historiquement et spécifiquement le capitalisme : marchandise, valeur, travail abstrait, argent, etc. Pour éclairer le problème du partage des richesses, le recours à ces catégories paraît opportun.

En effet, qu’entend-on en l’occurrence par « richesse » dont la fausse transparence doit être dissipée ? Pense-t-on à la richesse en argent et en marchandises liée aux opérations d’achat et de vente ou alors à la richesse sensible, matérielle, figurée par des biens et des services satisfaisant utilement les besoins humains ? Bref, parle-t-on de richesse abstraite ou de richesse concrète ? Partager à l’heure de la crise ? Comme on peut le comprendre, la richesse ne peut être partagée qu’après avoir été produite. Mais il faudrait affiner : la richesse-argent n’est « partagée » que si elle peut par ce moyen être accrue. On voit à partir de là quelle redoutable difficulté se trouverait posée si la richesse-argent pour une raison quelconque devait voir s’éroder sa fonction de capital, sa fonction de transformation d’une somme d’argent donnée en une somme d’argent plus grande. Or c’est précisément cette situation qui advient : les marchandises, formes que la richesse-argent doit revêtir pour être éventuellement augmentée, subissent une « dévalorisation » sans fond depuis que nous sommes parvenus au stade des technologies de l’information et de la communication. En effet, une fois établie avec Marx que la source de la valeur des marchandises réside dans la dépense de force de travail, la dévalorisation pourra être comprise comme consistant en une réduction croissante de la quantité de travail contenue dans les marchandises (pour saisir en première approximation cette idée de valeur-travail, on peut imaginer un monde où la production serait intégralement automatisée).

Exacerbation néolibérale des inégalités

Là où dans les phases optimales, les capitalistes réinvestissent une partie importante du profit dans la croissance de l’activité et donc de l’emploi, dans les phases de déclin comme celle appelée « néolibéralisme », ils ne le font plus avec le même entrain. Pour rendre compte de l’exacerbation néolibérale des inégalités, il faut invoquer en plus de l’égoïsme social des riches – ce dont se contente une partie de la gauche – le fait structurel majeur du recul de la contribution du travail dans la production des marchandises et l’inefficience corrélative de l’investissement productif.

Plus de marchandises, moins de travail

Selon les deux auteurs, la revendication du partage des richesses exerce une séduction immédiate, mais s’agissant du type de richesses dont il s’agit en régime capitaliste, cette revendication est en réalité peu sensée. Elle simplifie en faisant comme si le partage avait été essentiellement remis en cause à un niveau politique ou en quelque sorte trahi. Du capitalisme fordiste au capitalisme financier, ce qui fut déterminant c’est l’évolution de la productivité technique et les difficultés induites à élargir les marchés en conséquence et non seulement des conversions idéologiques, un quelconque regain de la brutalité dans le comportement des capitalistes ou une bureaucratisation naturelle des syndicats. Dans un monde où une masse croissante de marchandises est produite avec toujours moins de travail, des limites devaient être rencontrées et s’imposer comme insurmontables sauf à exercer une violence sans fond, ce à quoi s’emploieront avec vigueur et résolution les puissants. Le happy end réclamé par une partie de la gauche sous la forme d’une réconciliation capital-travail prétendument empêchée par la finance ne saurait avoir lieu.

Quelle richesse pour quelle société ?

La financiarisation de l’économie a consisté en la mise en place d’un vaste système décentralisé de crédit pour pallier les difficultés structurelles du capitalisme postfordiste. Mais le levier de l’endettement massif pour doper une économie qui ne trouvait plus en elle-même les ressorts d’une croissance auto-entretenue s’est passablement détérioré avec la crise de 2007. C’est l’objet de la deuxième et de la troisième partie du livre. En bref, les auteurs défendent que le seul partage qu’il faut réclamer est celui qui porte sur les richesses matérielles et sensibles.

Wil (AL Paris Nord-Est)

 
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