VIIIe congrès d’Alternative libertaire – Agen – octobre 2006

Motion d’orientation : De la radicalisation de la jeunesse à la revitalisation des mouvements sociaux




Cette motion d’orientation générale constitue pour l’essentiel une actualisation de la motion d’orientation adoptée au congrès de 2004. Elle met donc l’accent sur les éléments nouveaux dans la lutte des classes : les « quatre grandes secousses politiques » des années 2005 et 2006, l’attitude des mouvements sociaux par rapport à ces événements, la radicalisation d’une partie de la jeunesse, et les perspectives ouvertes par l’ensemble de ces éléments.

Lors du VIIe congrès d’Alternative libertaire (Angers 2004), nous avions caractérisé la période actuelle par ce paradoxe : « Alors que la “pensée unique” libérale n’a plus l’hégémonie qu’elle avait jusqu’en 1995, les mouvements sociaux semblent impuissants à renverser le rapport de force en leur faveur. […] Après la défaite [des grèves pour la défense des retraites] on a malgré tout parlé d’une “réserve de radicalité”, qui permettrait de rebondir, et pour le moins de garder l’espoir pour de nouvelles batailles. Le rapport de force idéologique ne semble effectivement pas s’établir en défaveur du mouvement social. […] Depuis la fin des années 90, l’anticapitalisme ou, pour le moins, l’idée que “un autre monde est possible” fait de nouveau partie du paysage politique. On en trouve l’indice dans une opinion publique majoritairement favorable aux grévistes du printemps 2003, dans le succès de grands rassemblements comme “Larzac 2003” ou le Forum social européen de novembre 2003, voire dans le score honorable de l’extrême gauche à la présidentielle de 2002 […]. Ces différents événements, quelle que soit l’analyse qu’on fasse de leur contenu, de leur composition, de leur utilité ou de leurs buts, nous font dire qu’il existe bel et bien des points d’appui idéologiques pour le combat anticapitaliste. Mais le combat anticapitaliste n’est pas seulement idéologique. […] Autrement dit, si nous ne parvenons pas à transformer cette “réserve de radicalité” en rapport de force concret, la démoralisation peut très bien, peu à peu, l’emporter, et nous ramener à une nouvelle crise du mouvement social, qui signifiera par contrecoup crise de l’anticapitalisme et de l’idée de transformation de la société. »

Non seulement cette analyse reste valide, mais les événements de 2005 et 2006 la confirment. La période actuelle est marquée par la permanence d’un sentiment d’opposition au libéralisme arrogant, mais de difficulté à s’y opposer, et de quasi impossibilité à y offrir ne alternative. Dans ce contexte, il y a cependant deux nouveautés à souligner.

C’est, d’une part, l’aggravation de la crise de légitimité du régime.

C’est, d’autre part, la politisation d’une nouvelle génération, sur la base des luttes de 2005 et 2006.

Ces deux processus peuvent aiguiser la combativité des mouvements sociaux, à condition que les révolutionnaires s’efforcent de bien les saisir.

1) Crise de légitimité du régime

Cela fait vingt ans que le régime de démocratie délégative souffre d’une importante désaffection populaire. Le principal symptôme en était jusqu’ici un taux d’abstention aux élections remarquablement haut (40% en moyenne) et stable. Mais ces cinq dernières années, plusieurs événements ont rendu plus voyant encore le divorce latent entre le peuple et « ses » institutions.

Le choc psychologique de l’élection présidentielle de 2002 a ouvert une brèche spectaculaire en mettant au jour la fragilité d’un régime bipolaire fondé sur l’alternance de deux partis analogues et interchangeables (le PS et l’UMP). La conviction s’est installée que tout ce beau monde est acquis au capitalisme et aux mêmes valeurs, et qu’il n’y a pas grand-chose à en espérer. Dès lors, la question de la réalité démocratique du régime est posée.

Les événements des années suivantes n’ont pas vraiment aidé à recoller les morceaux. Déjà, la casse des retraites en 2003 procédait d’un « programme commun » entre Jospin et Chirac, cosigné sous l’égide du Conseil européen de Barcelone en mars 2002. Cet événement passé relativement inaperçu s’est fait davantage sentir lorsque, durant les grèves, le PS a brillé par son mutisme et son absence de soutien aux grévistes. Cette plaie douloureuse s’est rouverte en 2005 à l’occasion de la campagne contre la Constitution européenne, qui a littéralement opposée les classes dirigeantes (avec pour porte-parole la coalition UMP-PS-UDF-Verts-Medef-CFDT-médias) à la majorité de la population.
Le mouvement du printemps 2006 constitue le dernier élément en date de cette crise de légitimité en entraînant un surcroît de rancœur contre un système qui non seulement gouverne sans le peuple, mais, de plus en plus, gouverne contre le peuple.

Cette crise de régime qui perdure depuis plusieurs années n’est pas une simple crise de gouvernement qui se résoudrait par l’alternance en 2007. Elle ne correspond pas non plus à un simple dysfonctionnement institutionnel qui se résoudrait dans la mise en place d’une « VIe République ».

Ce faisceau d’événements a plus que jamais mis en lumière l’imposture démocratique constituée par des institutions républicaines non seulement étrangères mais contraires à la volonté populaire. Les cycles électoraux ne parviennent que très partiellement à repeindre la façade démocratique du régime.

La perte d’adhésion populaire au régime est une opportunité pour les révolutionnaires. Pour le mouvement libertaire, la période est particulièrement favorable pour articuler la critique du capitalisme et la critique de ces institutions faussement démocratiques. Face à un pouvoir affaibli, à une Assemblée nationale dépassée, à des appareils politiciens discrédités, il y a de l’espace pour mettre en œuvre une autre approche de la politique. Cette crise du régime profite pour l’instant surtout à des politiciens démagogues qui se présentent comme hors du système et des idéologies.

Le rôle des révolutionnaires est d’accentuer la crise de légitimité des institutions républicaines en valorisant la « démocratie de la rue », éclatante pendant les douze semaines qu’a duré la crise du CPE.
À ce titre, on ne peut que déplorer la nullité des candidatures d’extrême gauche aux élections bourgeoises, qui n’apportent qu’une caution « démocratique » au système. Comment tenir le discours selon lequel l’alternative est dans la « démocratie directe » tout en participant à des institutions discréditées qui en sont l’antithèse ? Car c’est bien sur une base de représentation que se fait l’essentiel des scores de l’extrême gauche aux élections. L’influence des élections sur les stratégies politiques de ces organisations est par ailleurs de plus en plus évidente.

Mais pour rendre palpable le contre-modèle d’une « démocratie directe », il est nécessaire que le mouvement social – incarné par les syndicats et associations de lutte – apparaisse comme un acteur politique à part entière. Qu’il porte ses propres exigences politiques, d’un point de vue de classe, par ses propres pratiques d’action directe, en-dehors des institutions républicaines. Qu’il forme, selon la terminologie consacrée à l’AL, un « front social ». Or, c’est là que le bât blesse.

2) Les mouvements sociaux en proie au doute

En sus des conflits localisés parfois très durs – SNCM et RTM à Marseille, Michelin à Roanne, etc. – les années 2005 et 2006 ont principalement été marquées par quatre grandes secousses politiques qui ont, à des moments et des degrés divers, pris le mouvement social en défaut.
Quelles ont été ces quatre grandes secousses ?
 le mouvement lycéen du printemps 2005 qui a été exceptionnel par son ampleur, sa durée et sa radicalité ;
 le refus du Traité constitutionnel européen, battu par référendum le 29 mai 2005 après une intense campagne qui a traversé toute la société française ;
 la vague d’émeutes dans les banlieues qui, en novembre 2005, a poussé le gouvernement à décréter l’état d’urgence ;
 le mouvement contre le CPE du premier trimestre 2006.

À l’occasion de ces quatre grandes secousses, le mouvement social dans son ensemble est resté relativement en retrait politiquement. Nous avons sans doute sous-estimé les effets dévastateurs de la défaite sur les retraites de 2003 notamment, et les conséquences de ce qui s’est appelé la « grève par délégation », dans le sens où les mobilisations au sein des entreprises ont reposé pour l’essentiel sur les mêmes secteurs (Éducation nationale, SNCF…), aujourd’hui épuisés. Peu poussées par une base tiède depuis la défaite sur les retraites, les organisations syndicales – y compris les plus combatives – sont restées très prudentes, voire attentistes, là où la situation aurait commandé de faire preuve de volontarisme.
 Alors que la loi Fillon concernait l’ensemble des acteurs et actrices de l’Éducation nationale, les salarié(e)s ont délégué aux lycéen(ne)s la responsabilité d’engager le bras de fer avec le gouvernement. Les quelques velléités syndicales (venant notamment de la FSU et de SUD) de mobiliser les personnels se sont heurtées à ce qui ressemble à un obstacle psychologique pour les personnels de l’Éducation nationale : suivre leurs élèves dans la rue.
 La campagne contre le Traité constitutionnel européen a été principalement pilotée par une coalition d’organisations politiques ou philosophiques (PCF, LCR, Attac, Fondation Copernic, etc.), sans que les organisations syndicales hostiles au TCE (CGT, SUD, FSU, FO, CNT…) fassent entendre leur voix. Certes le résultat du 29 mai a bien été interprété comme une opposition de gauche et non comme un repli nationaliste. Mais la discrétion syndicale n’a pas aidé à donner au refus du TCE la dimension de classe qu’il méritait. C’est la dimension « citoyenne » qui a prédominé, et cela n’a pas aidé à articuler la victoire au référendum à une offensive revendicative plutôt qu’à des spéculations politiciennes, comme l’aurait souhaité AL. Hormis l’initiative de SUD-Rail à Dugny contre le train privé, aucune offensive revendicative n’a été tentée.
 Face aux émeutes de novembre, il n’est pas question ici de critiquer l’insuffisance d’intervention de tel ou telle, par rapport à une situation qui a, dans l’ensemble, échappé à toutes les forces organisées (politiques, syndicales, associatives, religieuses, institutionnelles…), de l’extrême gauche à l’extrême droite. Mais, face à cette révolte sociale, force est de constater que la première réaction spontanée, des mouvements syndicaux à Lutte ouvrière, a été ambivalente : d’une part une solidarité instinctive et une compréhension pour les émeutiers ; d’autre part une demande de « retour à l’ordre ». Cette ambivalence était bien résumée dans l’appel (non signé par AL) « Banlieues, les vraies urgences ». En fin de compte, une nouvelle fois, l’expression de classe a été marginalisée au profit d’une expression « citoyenne » légaliste. Le climat créé par les émeutes a sans doute été une occasion perdue pour avancer des revendications de façon unitaire sur l’emploi et les services publics.
 Le mouvement contre la Loi pour l’Égalité des chances et le CPE, enfin, a placé la jeunesse en première ligne de la lutte de classe, contre une régression du Code du travail. Le monde du travail est resté attentiste et le phénomène de lutte par procuration a joué à plein. De fait, la jeunesse auto-organisée s’est battue tandis que l’intersyndicale a organisé de grandes démonstrations d’hostilité au CPE. L’unité syndicale au niveau confédéral (de la CFDT à Solidaires) a d’autant mieux fonctionné qu’elle a été presque sans enjeu. Cette unité a eu un effet médiatique, psychologique, positif dans la lutte. Mais elle a eu plusieurs effets pervers : d’une part elle a poussé les composantes les plus à gauche (Solidaires) à autolimiter leur expression pour ne pas nuire au cadre unitaire ; d’autre part elle ne s’est accompagnée d’aucune incitation à construire la mobilisation dans l’unité à la base, et même au niveau fédéral (par secteur professionnel).

La direction de la CGT a voulu voir dans cette unité victorieuse un succès du « syndicalisme rassemblé ». Mais de cette idée nous n’avons vu que la vacuité. La victoire a été due à la lutte de la jeunesse et aux incroyables maladresses gouvernementales. L’unité syndicale au sommet n’a joué qu’un rôle symbolique – même si la symbolique a toujours son importance – dans la lutte. L’après-CPE a été particulièrement décevant, dans le sens où la victoire, même partielle, n’a pas été utilisée pour construire de véritables stratégies revendicatives.

Il y a toute une réflexion à reconstruire sur l’unité dans la lutte, sa nécessité et ses limites, et le rapport des organisations syndicales avec l’auto-organisation de la lutte.

3) Rôle de la jeunesse dans la lutte contre la précarité

Du contrat d’insertion professionnelle (CIP, le « Smic-Jeunes » de Balladur) au contrat première embauche (CPE de Villepin), en passant par la réforme LMD, la loi Fillon, ou les revendications budgétaires de 1995 ou, toutes les luttes collective de ces dix dernières années dans la jeunesse se trouvent à l’intersection de la question de la formation et de celle du travail.

Sur le plan du travail, c’est la question de la précarité qui constitue le point de convergence fondamental entre les luttes de la jeunesse et celles du mouvement ouvrier traditionnel.

La précarité recouvre plusieurs aspects : précarité d’abord de l’emploi, rendue possible par une situation de chômage de masse qui entraîne une alternance entre périodes de chômage et périodes de travail ou bien fait peser cette menace sur les travailleur(se)s précaires, qui par suite entraîne une précarité du travail lui-même, la flexibilité, l’exposition à l’arbitraire patronal… Avec pour conséquence une précarité généralisée qui conduit à une logique de survie, où les conditions rendent tout choix (de travail, de logement...) impossible.

Il existe pourtant chez les jeunes travailleur(se)s et dans la production médiatique qui leur est destinée (radio « jeunes » par exemple) une glorification de la débrouille, du « système D », qui constitue une réactualisation de l’ancienne exaltation de la « bohême », visant à faire passer la précarité et la misère pour des états de « liberté » et d’« indépendance ». Valoriser l’absence de situation stable sert à masquer un fait fondamental : l’exclusion sociale de cette catégorie de travailleur(se)s est associée à une inclusion totale dans le système de production. Il est donc impératif de développer un travail de propagande pour mettre en évidence ce qu’est la précarité : un état d’exploitation et d’aliénation totale.

La stratégie du capitalisme pour mener à bien ses évolutions est de faire peser d’abord sur les générations entrant dans le monde du travail l’aggravation de conditions d’exploitation, plutôt que de se risquer à remettre en cause des statuts déjà existants. On le voit notamment par le remplacement quasi systématique des départs à la retraite par des emplois précaires dans le public, et par la multiplication des contrats précaires pour les jeunes. Cette stratégie présente de multiples intérêts pour les capitalistes : des profits réalisés par une main-d’œuvre de plus en plus rentable et flexible, un rapport de force clairement en faveur du patronat, avec tous ses corollaires (absence de syndicalisation, docilité générale), conditionnement de la nouvelle génération de travailleur(se)s à l’acceptation de la précarité comme norme.

Par ricochet, la situation des jeunes travailleur(se)s et des précaires en général fait pression sur les travailleur(se)s jouissant encore d’une situation stable, en mobilisant et en rentabilisant une « armée de réserve » de plus en plus dépendante et obligée de rentrer dans la concurrence généralisée entre travailleur(se)s. Cette situation est juteuse pour beaucoup de monde : non seulement patrons mais aussi bailleurs ou banquiers qui vendent « prêts étudiants » et crédits de toutes sortes.

Du fait de la précarité qui les frappe, les jeunes travailleur(se)s occupent donc une position importante dans l’organisation de l’économie, et du même coup une place stratégique dans la lutte des classes. Il faut donc absolument prendre en compte cette évolution fondamentale des luttes de jeunesse : nous sommes progressivement passés des traditionnels conflits portant sur des revendications budgétaires à des luttes à l’aspect qualitatif, général, politique beaucoup plus marqué.

Le rôle des révolutionnaires est essentiellement d’accentuer cette évolution, en mettant en lumière la fonction de la jeunesse dans l’organisation de la production. Il s’agit d’affirmer comme objectif politique la sécurité sociale (en mettant en évidence que s’il y a « crise économique », elle est construite par et pour le capitalisme, et donc que la question de la sécurité sociale est un enjeu de rapports de forces et non un problème de conjoncture), avec des revendications comme le salaire social (cf. argumentaire AL n°5 de la branche Jeunesse) et avec comme but de contrecarrer la pression exercée par la précarité sur les travailleurs.

Ce type de revendication doit être porté dans une logique de redistribution des richesses, mais il ne faut pas non plus abandonner la défense de conquêtes sociales existantes (les bourses étudiantes par exemple) dans la mesure où ces revendications permettent l’unité dans la lutte. C’est tout l’enjeu d’une intervention des communistes libertaires en direction de la jeunesse et de l’organisation de celle-ci sur des bases de lutte et autogestionnaires.

4) Le mouvement social en 2006

Les lignes de force du mouvement syndical n’ont pas changé de façon significative depuis nos analyses au congrès d’AL de novembre 2004. Le syndicalisme français est toujours divisé en trois pôles aux frontières mouvantes :

 un pôle de syndicalisme « intégré » à la gestion du libéralisme, et principalement incarné par la CFDT, la CFTC et l’Unsa. Ce pôle syndical ne cherche sa légitimité que dans le paritarisme et la reconnaissance que lui apportent l’État et le patronat. Mais il a appris à ses dépens que « trop de collaboration tue la collaboration ». À force d’approuver toutes les attaques libérales et de rivaliser de servilité vis-à-vis de la bourgeoisie, ces confédérations ont fini par perdre leur crédibilité aux yeux même du Medef et du gouvernement. Pour faire passer la « Loi pour l’Égalité des chances », le gouvernement n’a même pas cherché à obtenir la signature de ses valets syndicaux, qu’il pensait acquise d’avance. Les privant de leur raison d’être – « négocier » –, le gouvernement a poussé la CFDT dans la rue. En 2006, c’est stupéfaite et fébrile que la direction de la CFDT a donc redécouvert les joies de l’opposition et des manifestations de masse qui ne conspuent pas son nom. L’Unsa l’avait compris avant elle, en s’opposant à la casse des retraites en 2003. Dans les années qui viennent, il n’est donc pas impossible que ce pôle syndical mette un peu de vin dans son eau et durcisse le ton pour… mieux négocier avec le pouvoir.

 un pôle de syndicalisme « contestataire », principalement incarné par la CGT, FO et la FSU. Ce pôle syndical continue d’affirmer une certaine opposition au libéralisme, et reste soucieux de son image auprès des salarié(e)s. Engagé au sommet dans le jeu d’un paritarisme sans issue, avec néanmoins une partie significative de sa base qui reste combative, ce syndicalisme-là est pris dans la contradiction entre défense des intérêts des travailleur(se)s et politique contractuelle avec l’État et le patronat. Il craint tout autant de perdre le contrôle de mouvements de lutte de grande ampleur, que de perdre sa crédibilité en ne les soutenant pas.

Il peut jeter ses forces dans la bataille et constituer un contre-pouvoir gênant pour le libéralisme, comme il peut rester attentiste et s’accommoder finalement des contre-réformes libérales. Dépourvu d’un projet de société alternatif au capitalisme qui lui serve de boussole, ce pôle syndical-là se caractérise par sa duplicité et alignera sa politique, au gré des événements, sur ce qui lui semblera le plus acceptable.
Le fait le plus marquant dans les changements à l’œuvre ces dernières années concerne la CGT. Ces changements ont déjà des répercussions dans le contexte syndical et sur le terrain de la mobilisation sociale. Au terme de son 48e congrès en mars 2006, la CGT vit une situation paradoxale. Auréolée de la victoire contre le CPE, la direction confédérale a pu esquiver les critiques quant à sa gestion désastreuse du conflit sur les retraites en 2003, et sa piteuse ligne de « neutralité » face à la Constitution européenne, comme ses responsabilités dans le non-élargissement de la solidarité avec la lutte de la SNCM ou dans l’absence de mobilisation contre la privatisation d’EDF-GDF.
La direction confédérale semble avoir achevé le recentrage de la confédération sur une ligne d’aménagement du capitalisme, comme l’attestent le Nouveau Statut du travail salarié et la Sécurité Sociale Professionnelle qui lui servent désormais de boussole stratégique.
Dans le même temps, le verrouillage bureaucratique s’accentue à tous les niveaux. Mais l’analyse de la CGT ne peut se borner aux résultats de son congrès confédéral, au vu de sa préparation comme de son déroulement peu démocratique. En effet, la réalité d’une organisation comme la CGT est à analyser dans le travail quotidien de ses syndicats. Ce n’est pas une gageure que d’affirmer qu’il existe toujours au sein de cette centrale syndicale une partie significative de militants et d’adhérents se situant dans une logique de lutte de classe et de solidarité interprofessionnelle.

En s’adressant à cette frange combative de la CGT, il serait sans doute possible de construire une alternative à l’appareil bureaucratique confédéral acquis à un syndicalisme de négociation et de délégation.
Les oppositions internes à la CGT sont éclatées et divisées, de cultures politiques et de nature diverses, mais elles existent, essentiellement animées de manière significative par des militants politiques issus de l’extrême gauche et de courants orthodoxes du PCF ou en rupture de ban. Les militant(e)s de la LCR, du PT ainsi que les Rouges Vifs et la Coordination communiste du PCF apparaissent comme les principales oppositions à la ligne confédérale.

Disposant d’implantations non négligeables dans certains syndicats locaux, UL, UD ou fédérations, ces dernières développent malheureusement parfois une expression à vocation tribunicienne et proclamatrice, menant des combats internes qui in fine apparaissent aux yeux de la plupart des militant(e)s CGT comme éloignés de leurs préoccupations immédiates et/ou servant la cause d’organisations politiques extérieures.

Divisées et défendant chacune leur chapelle ou leur structure syndicale à quelque niveau que ce soit, ces oppositions ne permettent pas de faire émerger une alternative sur des bases syndicales, en respectant les rythmes de maturation et d’élaboration politique des militant(e)s et des syndiqué(e)s de base, y compris de celles et ceux qui se retrouvent sur des pratiques de lutte de classe, unitaires et démocratiques. Elles reproduisent souvent, pour les militant(e)s du PT et les courants dits orthodoxes du PCF, les travers du syndicalisme que nous combattons, à savoir le bureaucratisme, le substitutionnisme de l’appareil syndical aux luttes auto-organisées des travailleur(se)s, le contrôle, y compris avec des méthodes peu démocratiques, des structures syndicales qu’elles dirigent.

Des tentatives de rassemblement se sont fait jour ces dernières années, mais trop isolées et/ou par manque de volonté et de suivi, elles n’ont pas réussi à enclencher un processus, une dynamique. Il importe de remettre la question au goût du jour.

Il existe au sein de la CGT bon nombre de militant(e)s communistes libertaires mais aussi et surtout un très grand nombre de militant(e)s (et nous y incluons certain(e)s militant(e)s sympathisant(e)s des organisations et courants politiques cités plus haut) qui développent, sans en faire la promotion ou sans y réfléchir collectivement, une pratique syndicaliste révolutionnaire, fondée sur la démocratie de base et l’action directe des travailleur(se)s.

Affirmer ce courant, par le débat collectif sur les pratiques et le projet syndical, par la mise en réseau de ses multiples acteurs, sans sectarisme, dans les fédérations et les structures interprofessionnelles, apparaît aujourd’hui comme une nécessité.

Une dynamique oppositionnelle peut naître au sein de la CGT par un rassemblement des secteurs combatifs dont la lutte de classe, la démocratie syndicale et le non-sectarisme à l’égard des autres syndicats seraient, pour nous, quelques principes intangibles. Elle peut faire bouger les lignes de force au profit des partisans d’une transformation sociale par les luttes et pour l’autonomie des travailleurs et de leurs organisations, s’adressant de fait bien au-delà de la seule CGT.

Il n’y aura pas de changement substantiel dans le rapport de force face aux classes possédantes sans une dynamique d’alternative syndicale qui s’adresse à l’ensemble des courants combatifs et démocratiques présents dans les différents syndicats. Cela passe aujourd’hui notamment par la relance de pratiques de luttes et de mobilisation unitaires à partir des réalités des sections syndicales en particulier entre les forces combatives de la CGT et de l’union syndicale Solidaires, sans exclusive d’aucune sorte.

 un pôle syndical alternatif, au centre duquel on trouve les syndicats SUD et, de façon plus marginale, la CNT. Comme nous l’écrivions au précédent congrès, « ce pôle syndical-là a fait de l’opposition au libéralisme voire au capitalisme son image de marque. Il se définit également beaucoup par son refus des tares du syndicalisme traditionnel : bureaucratisation, substitutisme, crétinisme du “dialogue social”, corporatisme… et a entièrement assimilé les pratiques assembléistes qui se généralisent depuis la fin des années 80 dans les luttes. » Ce pôle syndical n’est pas pour autant exempt de critiques. Il y a aujourd’hui une équivoque sur le projet de société. Idem sur la stratégie d’action, qui a été confuse au moment de la lutte contre la Loi pour l’Égalité des chances, alors que Solidaires est la seule organisation syndicale à disposer d’une fédération syndicale active sur les campus, et qui a été un des fer de lance de la lutte. Pour le reste, ce que nous écrivions en 2004 reste valide : « Nous continuons à penser que le plus grand risque, pour les SUD, est de se résigner à imiter le pôle contestataire – et notamment la CGT –, dans ses pratiques, dans son contenu et dans sa stratégie. C’est un risque non négligeable, car après une décennie de développement, les SUD ont rarement été en mesure de déborder la CGT ou la FSU. Pour les SUD, dans les secteurs professionnels où ils pèsent, l’avenir n’est pas écrit : “force d’appoint” ? “aiguillon” ? “Force d’entraînement” ? »

 Les mouvements des « sans » sont plus que jamais au creux de la vague. En panne de stratégie après des années d’une lutte qui s’est « banalisée », la stagnation conduit – signes des temps – aux premières scissions. Agir contre le chômage ! (AC !) s’est déchiré en deux tendances irréconciliables, l’une plutôt axée sur un activisme influencé par les théories « garantistes » , l’autre plus traditionnelle et maintenant le slogan « un emploi c’est un droit, un revenu c’est un dû ». De fait aucune des deux ne parvient plus à mobiliser les chômeur(se)s. Le Droit au logement (DAL) lui-même est essoufflé et peine à se défaire d’une certaine personnalisation autour de la figure charismatique de Jean-Baptiste Eyrault. C’est une des raisons de la scission du Comité action logement (CAL), sur Paris-Nord, en 2005. Quant à la lutte des sans-papiers, elle pâtit d’un mouvement extrêmement divisé et également en panne de stratégie. C’est une des raisons du succès du Réseau Éducation sans frontière (RESF), qui a enregistré plusieurs victoires en favorisant la solidarité de proximité (les établissements scolaires), et qui devrait se doubler d’un Réseau Universités sans frontières (RESF) pour soutenir les étudiant(e)s étranger(e)s.
Il faudra également poser la question de la médiatisation des luttes, car le rapport avec les médias marchands se révèle souvent ambigu. L’article « Revenir aux luttes » de la revue Agone posait bien le problème de la médiatisation du mouvement altermondialiste par rapport aux luttes jugées « archaïques ». Pour contrer les risques de récupération personnelle et/ou politique des luttes, de confiscation de la parole et de l’occultation de l’action collective, il faut dès le départ poser la question de l’organisation et du contrôle horizontal de la communication, à l’exemple des réseaux RESF ou des Faucheurs volontaires, et développer l’écho des médias alternatifs. Enfin, face aux crises qui traversent notamment les mouvements des « sans », et sous peine de reproduire indéfiniment des logiques de pouvoir à terme sclérosantes et auto-destructrices, le mouvement social ne pourra pas faire l’économie d’une véritable réflexion sur la démocratie dans les luttes et devra par conséquent poser régulièrement le principe de l’auto-organisation.

5) La jeunesse et la revitalisation des mouvements sociaux

La lutte du printemps 2005 contre la loi Fillon et celle du printemps 2006 contre la « loi pour l’Égalité des chances », n’ont cependant pas fait que prendre le mouvement social en défaut. Elles ont également fait émerger une nouvelle génération militante. Les manifestations de masse, les assemblées générales, les confrontations violentes avec la police, le mépris du gouvernement, ont contribué à une radicalisation d’une partie importante de la jeunesse. D’un côté, dans la jeunesse, une nouvelle génération s’est donc révélée dans les luttes de 2005 et 2006, sur des bases de classe. D’un autre côté, les mouvements sociaux et syndicaux de lutte qui ont émergé après 1995 (FSU, SUD, CNT) traversent une phase de stagnation et de doute.

La question essentielle de l’après-CPE est donc la suivante : comment la radicalité et la combativité exprimées par une partie de la jeunesse en peuvent-elles alimenter et régénérer le mouvement social ?
Juin 1936, la Libération ou Mai 68 ont entraîné des adhésions massives aux organisations ouvrières, qui s’en sont trouvées transformées. La CGT a ainsi été bouleversée par le raz-de-marée des jeunes ouvrier(e)s après Juin 1936. La plupart des organisations ont vu un renouvellement de leur personnel politique après 1945. Mai 68 a entraîné une montée en puissance de l’extrême gauche et de la CFDT autogestionnaire.

Aujourd’hui, malheureusement, pas de phénomène similaire. Quand autrefois s’organiser pour être plus fort(e)s semblait une évidence, aujourd’hui c’est une attitude consumériste vis-à-vis des organisations qui domine.

Or, ce sont les organisations qui diffusent l’information et, neuf fois sur dix, lancent les luttes. De leur réactivité et de leur implantation dépendent la continuité et l’orientation des luttes.

La question est : comment faire pour que la lutte ne soit pas qu’un moment, une parenthèse refermée une fois la victoire – ou la défaite – acquise ? Comment faire pour préparer le prochain mouvement de lutte en forgeant les outils nécessaires ? La précarité, qui était depuis longtemps la norme pour les jeunes ouvrier(e)s voué(e)s à l’intérim, s’est étendue à l’immense majorité de la jeunesse, parvenue à 80% au bac mais condamnée, jusqu’à 35 ans révolus, à vivre d’expédients, de petits boulots, de stages, de contrats précaires, voire de prostitution occasionnelle.

La lutte des classes est la plupart du temps latente, parfois explosive. Un certain nombre de jeunes qui se sont battus contre la loi Fillon puis contre le CPE se posent des questions sur la façon de poursuivre le combat.

Toutes et tous ne vont pas refermer la parenthèse et rentrer dans le rang. Beaucoup vont se poser la question de continuer le combat contre le capitalisme ou, au moins, contre le libéralisme.

Immanquablement, quelques-un(e)s, par romantisme anti-organisationnel, cèderont à la tentation gauchiste : faire semblant de croire que « la lutte continue » alors que seul un petit nombre les suit. Ils et elles répèteront jusqu’à l’épuisement ce qui ne sera plus que des simulacres : simulacres d’AG, manifestations squelettiques, occupations éphémères.

Mais il est crucial que la majorité s’investisse dans les organisations politiques et syndicales – étudiantes ou de salarié(e)s – pour y insuffler un dynamisme nouveau, et utiliser l’expérience accumulée pour préparer les luttes de demain.

 
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