Oppressions : Lutter à l’intersection de la « race », du sexe et de la classe




Il existe plusieurs formes d’oppression, et pour les penser ensemble est né le terme d’« intersectionnalité ». Ce concept est-il une lubie d’universitaires ou nous dit-il quelque chose d’utile afin de penser et se battre pour l’émancipation ?

Comment penser le croisement des formes d’oppression ? Lorsqu’une femme de ménage noire est discriminée à l’embauche, l’est-elle en raison de son genre, de sa « race » (nous utilisons librement le terme « race » en accord avec toute une tradition anglo-saxonne ; le terme ne désigne pas une catégorie biologique figée mais une catégorie sociale évolutive, qui dépend d’une construction historique) ou de sa classe ?

L’intersectionnalité se veut un outil théorique et pratique permettant de comprendre comment ces différentes formes d’oppression tiennent ensemble. S’immisçant dans les milieux militants et s’étendant de plus en plus dans les études universitaires, ce concept est l’objet de controverses et de malentendus.

L’intersectionnalité désigne le croisement (l’intersection donc) de plusieurs types d’oppression. On doit le terme à un article de Kimberley Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color » [1], dans lequel elle tente de résoudre un problème posé aux femmes noires : comment dénoncer le sexisme dont elles sont victimes sans entériner le préjugé raciste qui fait des Noirs des hommes violents ? Comment lutter contre ce préjugé sans dénier la violence dont les femmes noires peuvent être victimes au sein de leur communauté ? Crenshaw tente de comprendre comment se forme un sujet politique spécifique à travers les expériences qu’il ou elle subit en propre. Une femme connaît des formes d’oppression qu’un homme ne connaît pas. Mais une femme noire n’a pas les mêmes expériences qu’une femme blanche, ni une femme riche qu’une femme pauvre. Les différents types de croisement entre le sexe (incluant le genre et les minorités sexuelles LGBTI), la classe et la « race » (auxquels on pourrait ajouter également les handicaps spécifiques) produisent des sujets politiques différents, aux expériences et aux revendications spécifiques. Pour bien comprendre comment s’imbriquent ces différentes formes de domination, il convient de dissiper quelques malentendus.

L’intersection n’est pas une addition

Une intersection n’est pas un cumul. L’intersectionnalité ne pense pas le croisement des formes d’oppression uniquement sous la forme d’une addition d’oppressions. Il est vrai qu’une femme perçue comme musulmane peut cumuler une oppression sexiste, raciste et classiste en ce sens qu’elle peut subir la précarisation au travail, qu’elle peut être assignée aux tâches domestiques et à la garde d’enfants, qu’elle peut subir des violences physiques de la part des hommes et qu’elle se fait insulter dans la rue par des invectives racistes. Mais à chaque fois qu’elle rencontre le racisme, le sexisme et la domination de classe, c’est en tant que, tout ensemble, femme prolétaire perçue comme musulmane qu’elle le vit. Elle ne cumule pas simplement des oppressions, elle les vit chacune spécifiquement, et il y a aussi des oppressions que des hommes racisés peuvent subir et pas elle, comme le contrôle au faciès, davantage centré sur les hommes.

Des féministes matérialistes françaises (matérialiste signifie ici le fait de comprendre les rapports sociaux à partir de la place occupée au sein du mode de production, donc à partir d’une perspective économique) critiquent la notion d’intersectionnalité car elle ferait disparaître le question de classe. Ainsi la sociologue Danielle Kergoat préfère le concept de « consubstantialité » et reproche aux tenants de l’intersectionnalité de mettre la « race » en avant au détriment de la question de la classe [2]. Ce reproche est-il fondé ? Nul doute que dans tous les travaux universitaires qui se réclament de l’intersectionnalité, certains oublient la question économique de la classe au profit de l’articulation du genre et de la « race ». Mais peu importe qu’il y ait des travaux meilleurs que d’autres, et, à la limite, peu importe le concept employé. L’important est de toujours penser la multiplicité des expériences vécues à partir du croisement des formes d’oppression, et non à partir d’une seule catégorie qui se voudrait universelle (qu’elle soit le genre, la classe ou la « race »). Comme le dit Crenshaw : « Au niveau le plus élémentaire, race, genre et classe sont tous en cause, étant donné la forte corrélation entre “femme de couleur” et pauvreté. En outre, la disparité de l’accès à l’emploi et au logement – c’est-à-dire la discrimination – est redoublée par leur identité de race et de genre. La race et le genre sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutit aux différences de classe observables. »

En France, la majorité des racisé.es sont issu.es des classes populaires, et 80 % des emplois précaires sont occupés par des femmes, ce qui interdit d’oublier la question de classe.

Une accumulation de différences ?

Un autre reproche adressé à l’intersectionnalité serait son intérêt présumé pour l’accumulation de différences, empêchant par là, d’une part, toute forme de lutte commune (parce que tout le monde est finalement différent) et, d’autre part, conduisant à une surenchère dans l’oppression au point que seule une femme homosexuelle noire pauvre et handicapée pourrait prétendre à l’oppression. Bien entendu il n’en est rien, penser le croisement de formes d’oppression spécifiques n’empêche pas de penser en même temps ce que différentes oppressions ont en commun et comment elles se renforcent l’une et l’autre. L’humiliation que subit un ouvrier au travail peut renforcer son machisme pour sauvegarder son amour propre et sa virilité. De même, les Français d’origine maghrébine dans les quartiers populaires peuvent surjouer leur virilité, en réaction à une humiliation raciste, d’une manière qui n’a rien à voir avec le patriarcat des pays arabes (où les hommes peuvent être très tactiles sans crainte d’être dévirilisés) [3]. On sait depuis l’affaire Théo que les jeunes racisés de banlieue sont traités comme des « femmes », c’est-à-dire subissent des violences sexuelles qui dans la représentation misogyne d’un policier sont associées aux femmes comme objets sexuels (d’où les insultes féminisantes qu’ils subissent). Le racisme colonial et néocolonial qui a contribué pour beaucoup à représenter les Arabes comme efféminés produit un machisme spécifique.

Les différentes oppressions se font donc écho les unes aux autres et permettent des luttes communes jusqu’à un certain point. On ne peut douter qu’une femme comme Laurence Parisot subit du sexisme dans son milieu social (on sait à quel point les hommes de pouvoir qu’elle fréquente sont misogynes). Simplement, elle fera passer son intérêt de classe bien avant son intérêt de femme, et préférera soutenir un système patriarcal et misogyne plutôt que d’abandonner sa classe. Tout simplement parce que les bourgeoises peuvent faire reposer sur d’autres femmes ce qui est à charge des femmes des classes populaires (tâches domestiques, garde d’enfants…) et a des facilités pour divorcer et porter plainte si elle subit des violences physiques de la part de son compagnon. Ainsi, « si toutes les femmes font bien l’expérience du sexisme, il n’y a pas pour autant d’expérience identique du sexisme » [4] (voir l’interview de Françoise Vergès dans ce même numéro). De la même manière, Angela Davis explique que des lynchages massifs de Noirs ont été permis suite à l’abolition de l’esclavage sur simple accusation de viol. Quand des féministes blanches luttent – légitimement – contre la présomption de mensonge dont elles sont suspectées lorsqu’elles accusent un Blanc de viol, les femmes noires doivent lutter contre les violences qu’elles subissent mais également contre la présomption de culpabilité dont les hommes noirs font l’objet en cas d’accusation car « elles ont compris qu’elles ne pouvaient lutter contre les agressions sexuelles qu’elles subissaient sans s’opposer aux fausses accusations de viol qui servaient de prétexte au lynchage (...). La lutte contre le racisme doit inclure et la défense des femmes de couleur et la défense des nombreuses victimes faussement accusées de viol [5]. »

« Race », genre et capitalisme

Au moment où se forment les États-nations et où se développe le capitalisme au XVIe siècle, les femmes vont être isolées et socialement marquées pour contribuer à l’effort nécessaire de la nation qui doit produire des prolétaires. Le rôle d’épouse est alors inventé : « Il paraît plausible que la chasse aux sorcières ait été, tout au moins en partie, une tentative pour criminaliser le contrôle des naissances et placer le corps des femmes, l’utérus, au service d’une augmentation de la population, de la production et de l’accumulation de la force de travail [6]. »

C’est cette histoire qui a assigné aux femmes une place spécifique au sein du mode de production capitaliste (les tâches domestiques, l’industrie du soin, etc.) : « L’exploitation capitaliste est constituée d’un mélange de surexploitation capitaliste – c’est-à-dire prenant place sur le marché du travail, mais selon des mécanismes patriarcaux – et d’exploitation domestique, celle-ci étant caractérisée par la dépendance vis à vis d’une personne [7]. » De même, les populations colonisées vont être racialisées, exploitées et réduites en esclavage : « Les discours des naturalistes ont justifié l’exploitation sexuelle des femmes et l’humiliation des hommes esclaves ou indigènes dans les colonies françaises [8] » Le racisme contemporain ne peut pas se comprendre indépendamment de cette histoire croisée du capitalisme, du patriarcat et de la colonisation. Pour ne prendre que l’exemple de l’islamophobie en France, elle n’est pas intelligible indépendamment de l’histoire de la colonisation de l’Algérie, du viol systématique, utilisé comme arme de guerre, des femmes algériennes, de l’obsession des colons français pour le dévoilement dans le but de saper les fondements de la culture algérienne pour faciliter la conquête du territoire [9].

Un usage militant

Ce qui est important au sein de l’intersectionnalité ce ne sont ni les grands débats universitaires qui l’agitent, ni de savoir s’il faut employer un autre mot, ni encore de ne s’intéresser qu’aux travaux qui se réclament de cette tradition. Comment comprendre la réticence des « femmes de couleur » aux États-Unis à porter plainte pour violence conjugale si on ne comprend pas qu’en plus du sexisme domestique elles subissent un racisme social dont elles se sentent plus à l’abri chez elles : « La maison n’est pas simplement le lieu où l’homme règne en maître, comme le veut le patriarcat ; c’est aussi un havre où vivre à l’abri des humiliations de la société raciste. Dans bien des cas, les femmes de couleur ont d’autant plus de mal à demander protection contre les violences familiales qu’elles désirent justement protéger ce havre que représente la maison contre les agressions du monde extérieur [10]. » L’important est d’être toujours attentive et attentif aux expériences vécues des concerné.es en premier lieu. Le féminisme dit « intersectionnel » est un féminisme attentif aux questions sociale et raciale et critique vis-à-vis du féminisme islamophobe qui se focalise sur le port du foulard. Pour le monde militant c’est la mise en cause de ses pratiques et de ses préjugés qui permet d’être à l’écoute des opprimé.es, subissant parfois des formes de domination spécifiques dont on n’a pas idée si on ne tend pas l’oreille à celles et ceux qui les vivent.

Bernard Gougeon (AL Tarn)


Appel européen pour le droit à l’avortement : l’oubli des femmes rroms

Un appel international [11] devrait être lancé prochainement pour défendre le droit à l’avortement en Europe (menacé dans plusieurs pays) mais il ne mentionne pas la lutte des femmes rroms contre les stérilisations forcées.

Partant d’une mobilisation qui montre la solidarité des femmes européennes les unes avec les autres, l’appel insiste à juste titre sur le fait que tout avortement relève d’un choix personnel et d’un droit parce que notre corps nous appartient. Toutefois, tel qu’il est rédigé et pensé exclusivement autour du droit à l’avortement il invisibilise d’autres luttes et exclut du cercle de la sororité européenne les femmes rroms qui se battent actuellement (notamment en Hongrie, en Tchéquie et en Slovaquie) pour obtenir des dédommagements suite à des stérilisations non consenties qu’elles ont parfois subies jusqu’en 2009 !

Commencées sous le nazisme, ces stérilisations ont continué sous le communisme et bien après dans les démocraties libérales, révélant ainsi la continuité de politiques eugénistes ayant constitué les Rroms comme population indésirable.

Pourquoi dans cet appel pour la défense des droits des femmes ne pas inclure le droit à la justice reproductive, et spécifiquement le droit à ne pas se faire avorter ou stériliser sans un consentement réel ? Une telle ignorance du statut des femmes rroms montre combien le féminisme a besoin d’être décentré et de pratiquer ce que l’on appelle au sein du féminisme décolonial, l’intersectionnalité : les corps ne sont pas dépossédés de la même manière selon que l’on est blanche ou rrom. Pour ces dernières, c’est leur fertilité même qui est perçue comme un danger.

Un féminisme véritablement inclusif devrait pouvoir porter la voix de ces femmes minorées et reconnaître ainsi la communauté de nos combats pour que l’on puisse dire chacune, nonobstant la couleur de peau, la nationalité, l’ethnie, la religion, la culture à laquelle on appartient : « mon corps, moi-même ».

Hourya (AL Tarn)

Pour approfondir :
A. Koczé, « La stérilisation forcée des femmes roms dans l’Europe d’aujourd’hui », sur www.cairn.info.

[1« Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur » ; l’article est traduit en français et disponible en ligne : www.cairn.info.

[3Voir Nacira Guénif et Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, éd. de l’Aube, 106 pages, 7 euros

[4Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, PUF, p. 84.

[5Angela Davis, Femmes, race classe, ed. Antoinette Fouque, chap. XI : « Le viol, le racisme et le mythe du violeur noir »

[6Silvia Fédérici, Caliban et la sorcière– Femmes, corps et accumulation primitive, Entremonde, p. 332.

[7Christine Delphy, « Genre et classe en Europe » dans L’Ennemi principal (vol. 2), Syllepse, p. 299.

[8Elsa Dorlin, La Matrice de la race, p. 221.

[9Voir Fanon, L’An V de la révolution algérienne, « L’Algérie se dévoile »

[10Crenshaw, op. cit.

[11worldwomensconference.org

 
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