Point de vue : Le salariat, classe révolutionnaire




Comment nous émanciper de la propriété lucrative, du marché du travail, de la mesure de la valeur par le temps de travail ? En nous appuyant sur ce qui les subvertit déjà, car la lutte de classes sur le salaire a produit des institutions salariales anticapitalistes.

C’est un « oui » délibéré aux conquêtes salariales (la mesure de la valeur par la qualification du producteur, le salaire à vie, la cotisation fondatrice d’une possible co-propriété d’usage de tous les outils de travail) qui peut fonder une mobilisation offensive du salariat, c’est-à-dire de la classe qui va généraliser ces institutions salariales dans l’affrontement à la violence des capitalistes, qui seront expropriés en même temps que sera supprimé le marché du travail.

Grâce aux luttes du mouvement ouvrier, la très mortifère mesure de la valeur par le temps de travail, propre au capitalisme, est déjà dépassée pour plus du tiers du PIB, qui mesure par la qualification des producteurs la valeur produite par les fonctionnaires, les retraité-e-s, les soignants, les chômeurs, et les parents dans une moindre mesure (car les allocations familiales sont devenues un forfait salarial coupé de la qualification). Évidemment, cette proposition n’a aucun sens pour ceux qui pensent que tous celles et ceux que je viens d’évoquer produisent certes des valeurs d’usage, mais pas de valeur économique, et dépensent une partie de la valeur produite dans la sphère capitaliste grâce aux « prélèvements obligatoires » sur cette dernière que seraient les impôts et les cotisations. Ils trouvent dans leur lecture de Marx de quoi tenir ce discours qui reprend à son compte le récit capitaliste selon lequel il n’y a de valeur que capitaliste, les services publics et la sécurité sociale étant une dépense.

Historicité de la valeur

Grâce à Marx, je lis tout autre chose. Quarante ans de recherches collectives, pour une bonne part de première main, sur la socialisation du salaire dans l’Europe bismarckienne (qui regroupe, pour la seule Europe occidentale, Allemagne, Autriche, France, Belgique, Italie et dans une moindre mesure Pays-Bas, Portugal et Espagne), dans sa confrontation au dispositif fisco-financier propre à l’Europe beveridgienne (Îles Britanniques et Scandinavie) [1] m’ont conduit à constater que le mouvement ouvrier a marqué des points considérables dans son combat contre le salaire comme prix de la force de travail et contre la mesure de la valeur par le temps de travail. Et cela contre mes hypothèses de départ, ce qui m’a obligé à passer à une autre lecture de Marx, celle du penseur indépassé de l’historicité des institutions et des catégories analytiques qui tentent d’en rendre compte. Oui, il y a eu du neuf, et du neuf révolutionnaire conquis à grand prix en matière de valeur.

J’insiste sur l’historicité de la valeur, car même lorsque des chercheurs posent avec force que la valeur est le fruit des rapports sociaux, comme Jean-Marie Harribey dans son beau livre La Richesse, la valeur et l’inestimable [2], ils font en réalité comme si ça n’était pas le cas, comme si la pratique capitaliste de la valeur n’était pas travaillée par la lutte de classes, comme s’il y avait une essence de la valeur (ou comme si, selon la position défendue par l’école de la critique de la valeur, la valeur était une institution propre au capitalisme qui disparaîtrait avec lui dans une sorte d’apocalypse sous le poids de contradictions internes au capital).

Offensive salariale

À partir de l’exemple de la France, j’ai élaboré dans L’Enjeu du salaire [3] quelques pistes sur ce que pourrait être une offensive salariale dans les pays bismarckiens, soit la majorité de l’Europe. Si, grâce à la cotisation et à l’impôt (mais l’ambiguïté de cette institution est telle qu’il faudra le remplacer par la cotisation), plus du tiers du PIB est produit sans marché du travail, sans mesure de la valeur par le temps et sans propriété lucrative, nous disposons d’un tremplin pour construire le salariat comme classe révolutionnaire avec comme objectifs la suppression totale de la propriété lucrative et du marché du travail, la renonciation à la mesure de la valeur par le temps de travail, et, positivement :

– l’affectation de tout le PIB au salaire sous forme de trois cotisations, pour le salaire à vie, pour l’investissement et pour les autres dépenses des services publics (la gratuité étant à étendre considérablement), avec le droit pour chacun de participer à la délibération dans les caisses gérant ces cotisations [4], caisses qui seront chargées, par leur caractère transversal, de la coopération et des conditions macro-économiques de la production ;

– à 18 ans, l’attribution à toute personne – et non plus à l’emploi – du premier niveau de qualification et donc d’un premier niveau de salaire inconditionnel, la possibilité d’une carrière salariale par exemple entre 1 500 et 6 000 euros nets, et le droit de participation à la délibération des jurys de qualification ;

– la co-propriété d’usage de tous les outils de travail par les salarié-e-s de l’entreprise ou du service public concernés et par les parties prenantes, soit le droit de décision en matière de hiérarchie, d’investissements, de production et de conditions de travail, étant entendu que ces décisions seront (conflictuellement, mais c’est la clé de la coopération macro-économique) articulées à celles des caisses et des jurys évoqués aux deux premiers points.

Le cas des retraites

Je conclus par un exemple. Une mobilisation sur les retraites déterminée à pousser plus loin le déjà-là du salaire à vie des retraité-e-s doit à mon sens revendiquer la retraite à 55 ans, une pension de 100 % du meilleur salaire net quelle que soit la durée de la carrière (suppression des annuités et des points dans le calcul), un financement exclusivement par une hausse des salaires bruts et du taux de cotisation. Et non pas : taux plein à 60 ans, taxation du capital, 75 % du salaire (brut ou net ?), retour aux dix meilleures années, carrière complète de 37,5 annuités (ou 35) avec élargissement de leur mode de calcul (intégration de temps de formation, coefficient de pénibilité…). Toutes ces revendications nous enferment dans le terrain que se sont choisi les réformateurs, celui de la pension comme revenu différé.

Bernard Friot

Plus de détails sur : www.reseau-salariat.info

[11. Pour une synthèse de cette confrontation, je renvoie le lecteur au premier chapitre de la nouvelle édition de Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 2012. Voir aussi B. Clasquin et B. Friot (eds), The Wage under Attack : Employment Policies in Europe, Bruxelles, Peter Lang, 2013

[22. Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[3Paris, La Dispute, 2012.

[44. Les caisses d’investissement décideront aussi de la création monétaire, l’investissement relevant à la fois de l’affectation d’une partie du PIB et de l’anticipation que constitue la création monétaire. Rappelons que ces caisses financeront les investissements sans prêt et donc sans remboursement.

 
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