Sur l’État : L’analyse bourdieusienne




C’est un imposant volume (plus de 600 pages) que nous proposent les Éditions du Seuil pour inaugurer une série de publication de cours inédits de Pierre Bourdieu et, pour cette première, ce ne sont pas moins de trois années de cours sur la question de l’État qui nous sont compilées.


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« Transversale à l’œuvre de Pierre Bourdieu, la question de l’État n’a pu faire l’objet du livre qui devait en unifier la théorie. Or celle-ci, à laquelle il consacre trois années de son enseignement au Collège de France, fournit à bien des égards la clé d’intégration de l’ensemble de ses recherches : cette « fiction collective » aux effets bien réels est à la fois le produit, l’enjeu et le fondement de toutes les luttes d’intérêt. » [1]

Premier constat, la forme orale du discours facilite l’accès à la pensée du sociologue dont on a souvent reproché l’hermétisme de certains de ces écrits. Deuxième constat, et s’il ne fallait retenir qu’une chose du livre c’est bien celle-ci : c’est moins à une (classique) sociologie de l’État que nous convie Bourdieu qu’une invitation à l’accompagner dans sa démarche scientifique – faite de doutes, d’interrogations, de pistes ouvertes – afin de penser l’État et tout particulièrement les ressorts de sa domination.

Intériorisation de la domination

Par delà la tradition marxiste, avec laquelle Bourdieu se veut en rupture, lui reprochant de ne pas poser le problème de l’existence de l’État et de s’en tenir aux fonctions qu’il remplit : « ce qui revient à expliquer ce que fait l’État, ce qu’il est à partir de ses fonctions », c’est une généalogie des formes de domination propres à l’État que nous propose le sociologue (voir l’entretien avec Patrick Champagne).

En effet la seule conscience de l’aliénation, des fonctions idéologiques de l’État au service d’une classe dominante n’est, les faits sont là quotidiennement pour nous le rappeler, pas suffisante pour se défaire des schèmes de domination incorporés.

Si la domination agit si fortement c’est précisément parce que notre socialisation nous conduit à l’intérioriser de façon douce et profonde, nous démontre Bourdieu. Par delà des soubresauts sporadiques, des révoltes même parfois, ce qui caractérise essentiellement notre rapport à l’État c’est notre soumission, notre obéissance « naturelle » à l’ordre étatique : personne ne songerait à remettre en cause la mesure du temps, les poids et mesures normalisés, etc. qui sont autant d’arbitraires sociaux.

Or c’est là précisément que se cache l’État, et conséquemment son ordre symbolique, auquel nous souscrivons toutes et tous, et c’est un processus qui se reproduit, à chaque génération, à travers le système scolaire notamment et qui produit des individus normalisé-e-s homogénéisé-e-s, étatisé-e-s. L’État, « principal producteur des instruments de construction de la réalité sociale » s’impose donc essentiellement par une violence avant tout symbolique dont Bourdieu fait la pierre angulaire de la domination propre de l’État.

La main droite de l’État

Mais pour Bourdieu l’État n’est cependant pas tout d’un bloc et en son sein des luttes internes opposent pour schématiser deux formes d’État : l’État de la main droite (celui qui réprime, surveille et puni) et l’État de la main gauche (celui qui instruit, qui soigne, qui protège).

Cette typologie qu’il esquisse dans les derniers cours sera par ailleurs reprise dans La Misère du monde publié en 1993. Cette dualité, cette rivalité est aujourd’hui au cœur des discours nous dit Bourdieu, entre les tenants du plus ou moins d’État, qui est en fait entre les tenants d’un État policier ou d’un État protecteur.

Force est de constater que les politiques de gauche comme de droite privilégient dans leurs actions les politiques préconisées par les tenants de la main droite de l’État, plus de prisons, de flics, de sécurité, de contrôles (des chômeuses et chômeurs, des RSAstses, etc.), que celles de tenants de la main gauche – traditionnellement dominé-e-s –, plus d’éducation, de culture, de structures collectives et également accessibles pour toutes et tous.

David (AL Paris Nord-Est)

  • Sur l’Etat : Cours au Collège de France (1989-1992), textes de Pierre Bourdieu rassemblés par Patrick Champagne et Rémi Lenoir, Le Seuil, 2012, 656 pages, 30 euros.

[1Présentation des éditeurs

 
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