journal de bord

Un communiste libertaire dans les YPG #11 : « J’ai vu le grand plongeon se rapprocher inexorablement »




« Ma plus grande crainte : ne pas savoir réagir à temps si un ordre était donné, avec mes maigres rudiments de kurde. »


Alternative libertaire reproduit les billets du blog Kurdistan-Autogestion-Révolution, carnet de voyage d’un camarade engagé au sein des YPG.

Au fil des semaines, il témoignera de la vie au sein des milices combattantes, des débats qui s’y mènent et de l’expérience du confédéralisme démocratique dans les zones libérées.


Front Est de Raqqa, le 23 août 2017

Suite de mon précédent billet.

Le 27 mai dans la nuit, nous avons abandonné notre relatif confort défensif, dans un village des environs de Mansoura, pour nous préparer à une opération de nuit.

Plusieurs dizaines de miliciennes et de miliciens se sont rassemblés dans le bas du village pour le briefing, et j’ai alors compris que l’opération en question, c’était rien moins que l’assaut sur Mansoura. Et que mon groupe serait le premier à y pénétrer.

Certes, en matière d’expérience militaire, c’était des plus intéressants, mais quelle brusque angoisse… Allais-je en être capable ? Craquer ? M’enfuir en courant ? Pas vraiment eu le temps de ruminer tout cela. Comme piégé au sommet d’une montagne russe, j’ai vu le grand plongeon se rapprocher inexorablement. Et notre groupe a démarré.

En file indienne, nous avons traversé les champs en direction des bâtiments que j’avais observés l’après-midi même. Particulièrement vulnérables au clair de lune et à découvert mais, encore une fois, j’étais le seul à angoisser à ce sujet. Les autres camarades ? Comme en randonnée touristique.

De bâtiment en bâtiment, à tâtons

Au terme de dix minutes de marche, nous avons atteint l’enceinte de ce qui s’est révélé être une usine bombardée. Après les tirs, je redoutais à présent les mines ou autres pièges dont Daech a le secret. L’intérieur : des ruines, une ambiance à la Fallout, célèbre jeu vidéo postapocalytpique. Nous nous sommes déployés. De bâtiment en bâtiment, à tâtons : chaque porte, chaque recoin sombre, chaque tas de gravats pouvait cacher un tireur embusqué ou un piège explosif.

Ma plus grande crainte : ne pas savoir réagir à temps si un ordre était donné, avec mes maigres rudiments de kurde. Pour rester dans la métaphore vidéoludique, ça donnait l’impression de débuter un jeu au plus haut niveau de difficulté, sans pouvoir modifier les options, ni espérer une seconde chance en cas d’erreur.

L’usine, finalement totalement déserte, n’était en fait que l’étape initiale de l’opération, les premiers pâtés de maisons de Mansoura se trouvant 500 à 600 mètres plus loin. Notre prochain objectif : un bâtiment de plusieurs étages, en construction, qui ferait un bon point d’appui pour dominer la ville.

J’ai compris que je devais garder le bas du bâtiment, seul...

De nouveau, marche rapide à découvert. De nouveau, la peur des mines ou du sniper, qui étreint l’estomac. Et soudain, l’obscurité nocturne déchirée par des flashs : la ville était bombardée. Le bâtiment que nous visions se détachait à présent nettement dans la lumière des explosions.

Il était temps d’y entrer. Le cœur serré, j’ai pensé ça y est, c’est parti. Un genou à terre, la Kalachnikov en mode coup par coup, plissant les yeux pour discerner le moindre mouvement en face, j’ai couvert les camarades qui pénétraient dans le bâtiment. Du dehors, nous pouvions suivre des yeux le faisceau de leur lampe de poche progressant de pièce en pièce.

Quelques minutes plus tard, un signal nous commandait de les rejoindre. La plupart des hevals (camarades) ont gagné le toit, mais pas moi. Le chef d’équipe m’a placé au premier étage. J’ai compris que je devais garder le bas du bâtiment, seul...

Que faire ? Tirer ?

Une cage d’escalier en construction, quasiment dans le noir, le stress qui monte, la fatigue, le poids de l’équipement qui fait mal. A l’extérieur, dans la nuit : des ombres, uniquement des ombres, çà et là, plus menaçantes les unes que les autres. Et le silence, oppressant, rompu sans régularité par les frappes aériennes dans le lointain.

Au bout d’un moment qui m’a semblé cruellement long, des silhouettes ont commencé à se mouvoir, à une centaine de mètres, dans mon champ de vision. Amies ou ennemies ? On ne m’avait prévenu de rien, mais ces ombres semblaient emprunter le même chemin que le nôtre.

Que faire ? Tirer, au risque de blesser des camarades ? Les laisser approcher pour essayer de reconnaître leur uniforme, au risque de me faire tirer dessus ? Heureusement, avant que je puisse prendre une mauvaise décision, mon chef d’équipe a dévalé les escaliers pour me dire ne surtout pas ouvrir le feu.

Le timing était vraiment serré pour le coup. Il s’agissait en effet d’un autre tabûr en approche, dont j’ai pu discerner peu après les visages amicaux. Gros soulagement. Et moins de stress pour les deux ou trois unités qui suivaient.

Relevé de mon poste, j’ai traîné mon corps jusque sur le toit du bâtiment, trouvé un petit coin à l’abri du vent et fermé les yeux en espérant pouvoir décompresser un peu… L’ordre de se remettre en mouvement est tombé à ce moment-là.

Arthur Aberlin

 
☰ Accès rapide
Retour en haut