Hommage

Entretien : René Vautier, cinéaste résistant (1/2)




Le cinéaste anticolonialiste René Vautier, auteur d’Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) est mort le 4 janvier 2015 à l’âge de 86 ans. L’occasion de relire l’entretien qu’il avait accordé à Alternative libertaire il y a une dizaine d’années.

Nous publions ici le premier volet d’un entretien-fleuve avec le réalisateur René Vautier, il nous parle de son œuvre et de son engagement contre le colonialisme français dans les années 1950.


Alternative libertaire : René Vautier bonjour. Avoir 20 ans dans les Aurès est un film qui a marqué politiquement plusieurs générations. Comment êtes-vous arrivé à cet engagement internationaliste et anticolonialiste ?

René Vautier : J’avais connu l’Afrique du Nord quand j’étais encore à l’Idhec (école de cinéma, l’actuelle Fémis) et j’étais parti avec un petit groupe de théâtre de jeunes animer des veillées. J’avais un petit peu offert le voyage parce que c’était avec un groupe de Résistance assez connu et qui était le seul groupe de jeunes cité à l’ordre de l’armée pour faits de Résistance. J’avais à l’époque 16 ans et ensuite à 18 ans je m’occupais d’une petite troupe de théâtre avec les survivants de ce groupe. On est parti en Afrique du Nord et on a vu ce que c’était là-bas. On s’est dit : ça pose quand même quelques problèmes, l’état dans lequel se trouvent les départements français d’Algérie, les rapports entre les populations au Maroc, et j’avais décidé en rentrant de tourner un film à la Bibliothèque nationale sur les rapports franco-algériens et franco-maghrébins.

On a pu mettre ça en marche en 1953-1954 et j’ai donc tourné à la Bibliothèque nationale à partir de documents qui y figurent tous, sur la période de la conquête de l’Algérie et comment cela s’était passé. Je me suis aperçu que les colonnes françaises de la conquête avaient pratiquement inventé les chambres à gaz. D’après les rapports qui étaient faits un colonel racontait comment des tribus s’étant réfugiées dans des grottes, ses braves soldats avaient entretenu un feu d’enfer pendant toute la nuit à l’entrée des grottes, et le lendemain, lorsque ça s’est un peu refroidi, ils ont sorti 732 cadavres, hommes, femmes et enfants.

Il y avait pas mal d’histoires de ce genre et je terminais en disant que l’Algérie, comme en témoignent les textes, a été plus ou moins indépendante, sous l’égide de la Sublime Porte ottomane, et a traité en tant que puissance. Le Bey d’Alger avait traité avec les États-Unis d’Amérique à la fin du XVIIIe siècle et autour de 1800 avec Bonaparte pour lui vendre du blé afin nourrir les soldats de l’expédition d’Égypte. En même temps le blé a servi à lutter contre la disette des paysans de Provence. Donc ils ont agi en nation indépendante, et ça redeviendra une nation indépendante, c’était sûr. C’est dans le cours de l’histoire, avec le colonialisme attaqué un peu partout. Alors peut-être qu’il valait mieux discuter avec les gens qui se battaient pour l’indépendance avant qu’il y ait des flots de sang qui coulent de part et d’autre de la Méditerranée.

Il y a donc eu cet aspect du film [Il s’agit là du film Afrique 50.] qui a déplu et j’ai été poursuivi pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État parce que je disais que les trois départements français d’Algérie allaient devenir indépendants.

René Vautier, Afrique 50 (1949)

Ça m’a mis très en colère, et en même temps, à titre syndical, j’étais élu et secrétaire administratif du Syndicat des techniciens du cinéma. Et il y a un gars qui s’appelait Chassagne qui a été poursuivi parce qu’il travaillait comme journaliste pour la presse filmée américaine, pour la Fox Movie, et il avait filmé des soldats français qui descendaient des Algériens en leur tirant dans le dos après leur avoir fait signe de s’en aller. Chassagne avait été expulsé parce que ces images étaient passées dans les actualités Fox Movie et on l’a accusé d’avoir payé les soldats pour descendre les Algériens devant sa caméra, pour avoir un scoop. Lui disait : « Je n’ai jamais payé quiconque ! »

On s’est arrangé pour avoir une copie du film et le syndicat a décidé de le défendre, mais il nous fallait des preuves. Et il m’a expliqué comment ça s’était passé, qu’une dizaine de personnes s’étaient déjà fait descendre avant qu’il ne commence à filmer. C’est pour ça qu’il savait comment placer sa caméra pour avoir le gars qui allait tirer et l’Algérien qui s’en allait.

Et quand je lui ai dis : « Mais tu n’as rien dit ? T’as pas essayé d’arrêter le truc ? » il m’a dit qu’un cinéaste de presse filmée n’est pas là pour changer l’événement. Il est là pour filmer, pour rendre compte. J’avais été très sensible à ça. Et lorsque j’ai été poursuivi pour le film que j’avais fait à la Bibliothèque nationale, j’ai décidé d’aller là-bas pour filmer. Puisqu’on me dit : tu n’as pas le droit de dire que les Algériens ne sont pas des Français à part entière, et qu’ils deviendront algériens ensuite, il faut aller voir pourquoi et leur poser la question ! S’ils sont français à part entière ils ont le droit de dire pourquoi ils ne sont pas contents d’être français ! Donc je vais aller les interviewer avec ma caméra.

Vous disiez, lors du débat précédant cet entretien, votre refus des armes « qui tuent » à la suite de votre engagement de résistant combattant. Considériez-vous alors votre caméra comme une arme « pacifique » ?

René Vautier : J’ai toujours considéré une caméra comme une arme de témoignage. Mais ce n’est pas une arme qui tue. Au contraire, ça peut être un instrument de paix. C’est pour cela que je me suis bagarré pendant cinquante ans pour qu’il y ait des dialogues d’images, et tous les films que j’ai faits, je considère que ce sont des dialogues d’images.

Le réalisateur prend parti. Il s’engage d’un côté, mais il donne aussi la parole aux gens d’en face.

Je suis donc parti tourner en Algérie, entièrement avec de la pellicule qui m’appartenait. J’ai tourné d’abord un film en Tunisie, devenue indépendante, qui s’appelait Les Anneaux d’or. C’était le premier film de Claudia Cardinale.
Puis avec mon salaire de réalisateur, j’ai acheté de la pellicule, j’ai pris contact avec des Algériens et je suis passé au maquis.
Là j’ai tourné des interviews, des actions de guerre.

Puis j’ai été blessé, une blessure typique de cinéaste. J’avais pris des balles françaises dans la caméra, et l’objectif de la caméra avait explosé. Et j’avais un petit morceau de la bague d’objectif qui était venu se foutre dans mon crâne, un petit truc très acéré qui me gratouillait le cerveau. Les Algériens m’ont ramené, mais ensuite il fallait d’une part que je fasse le montage du film que j’avais envoyé au développement auprès de copains qui travaillaient dans des laboratoires en France et qui m’ont renvoyé le film en Tunisie ; et on a aussi étudié la question des soins à m’apporter. Il n’y avait qu’une solution, comme il y avait des ambassades de France qui pouvaient demander mon extradition parce que j’avais dit très publiquement que j’allais tourner aux côtés des Algériens, le seul endroit où je pouvait être soigné et faire le montage du film c’était un endroit où il n’y avait pas d’ambassade de France : c’était la République démocratique allemande. Je suis donc allé là-bas, mais ça avait pris cinq semaines pour avoir des papiers.

Quand je suis arrivé là-bas, on s’est aperçu qu’un cale s’était formé sous le petit morceau de caméra, et les chirurgiens allemands ont estimé qu’il valait mieux laisser ça. C’est comme ça que je suis sans doute le seul cinéaste à avoir encore un morceau de caméra dans la tête !

On a monté le film, on est allé le présenter, et j’avais promis à un responsable algérien de faire une version arabe dans laquelle les Algériens, sur mes images, feraient un commentaire en arabe. Pour le reste ce serait un film français, anglais, allemand, parlant différentes langues, mais la version arabe ce sont eux qui la feraient. Ils m’avaient envoyé deux gars en Allemagne qui ont fait la traduction du commentaire en arabe.

J’avais cette copie que je m’étais engagé à donner à Abane Ramdane, responsable de l’information du Comité de coordination et d’exécution (CCE), l’organe supérieur de la révolution algérienne. Je n’avais plus aucune nouvelle, je ne savais pas quoi faire avec la bobine, et j’ai appris qu’il y avait une réunion du CCE au Caire. J’ai pris un billet, et j’ai organisé au Caire la projection de la version arabe. Ce que je ne savais pas, c’est qu’Abane Ramdane avait été liquidé par d’autres Algériens et que c’était ces autres Algériens qui étaient là-bas.

On a projeté le film, il y a eu des applaudissements et des embrassades, puis un gars a dit qu’il fallait couper une séquence. Et j’ai pour principe de ne jamais rien couper quand on me demande de couper, de refuser toute censure, depuis que j’avais 18 ans à l’IDHEC.

J’ai dit, on ne coupe pas, mais on peut faire un pari. Si je gagne le pari, vous sortez le film tel qu’il est, autrement vous pouvez faire ce que vous voudrez avec, y compris couper, mais ce n’est pas moi qui y participerais.

Et je dis : « Le gars qui vient d’expliquer qu’il fallait couper une séquence, parce que dans cette séquence on voit des jeunes Algériens au maquis, qui pleurent en entendant, au garde à vous, la liste de leurs copains qui sont morts, ce gars n’a jamais mit les pieds au maquis. C’est un fonctionnaire de votre révolution, mais ce n’est pas un révolutionnaire. » Les gars se sont marrés, sauf celui que je visais, et ils ont dit : « On passe le film comme il est, sans rien couper. »

Mais je m’étais fait un ennemi, et ensuite j’ai été, sous prétexte d’être ramené en Tunisie et que je n’avais pas de papiers, collé dans le coffre arrière d’une voiture en me faisant passer pour un prisonnier français.

Et il ne m’ont jamais dit que j’étais prisonnier. Arrivé à Tunis, j’ai vu que j’étais carrément détenu, dans une chambre d’hôtel dont je ne pouvais pas sortir. J’ai râlé, et on m’a emmené puis incarcéré dans une prison gérée par les Algériens. J’ai essayé de savoir pourquoi on m’emprisonnait, on ne me l’a pas dit. Dans ces conditions, j’ai dit que j’allais m’évader et au bout de six mois, je me suis évadé après avoir dit la date à laquelle j’allais m’évader, ce que personne n’a cru.

Je me suis donc évadé, puis je suis revenu après avoir été téléphoner d’une ferme à côté à des responsables tunisiens. Je ne savais pas qu’il y avait des conflits internes dans la révolution algérienne et je suis tombé sur un gars qui est devenu un bon copain ensuite, qui m’a dit : « On ne savait pas que tu étais là, on croyait que tu étais prisonnier des Égyptiens. » Puis ça s’est mal passé, on avait dit aux gardiens algériens que je m’étais évadé, que j’allais me rendre à l’ambassade de France, que la prison allait être bombardée...

Donc, on m’a — pas scientifiquement — mais c’est vrai qu’on m’a torturé.
Je pouvais difficilement râler, parce que les gars m’ont dit qu’ils avaient appris à torturer à la bonne école, dans l’armée française en Indochine. Donc on sait torturer les gens, et on va te faire parler, mais ils n’ont pas réussi.

A ce moment-là, vous ne doutez pas ? Vous gardez la foi, l’espoir dans le combat anticolonialiste ?

René Vautier : Oui, toujours ! J’ai pu par l’intermédiaire d’Algériens qui étaient aussi en prison, mais qui avaient le droit de voir leur famille, sortir une lettre pour mes enfants. Parce que le problème, c’est que je ne pensais pas que je m’en sortirais. Et je ne voulais pas que mes enfants deviennent racistes. C’est une révolution qui a des problèmes et si je ne rentrais pas, il ne faudrait pas qu’ils deviennent anti-algériens. La lettre existe toujours, c’est devenu un truc historique ! Finalement, j’ai été libéré et c’était en 1960 - les Algériens ont organisé une diffusion du film en Tunisie en disant : « C’est le Français qui l’a fait, c’est notre frère, c’est notre camarade », et je suis resté faire des films sur les enfants orphelins de guerre algériens et former des opérateurs algériens, à la frontière algéro-tunisienne.

Ensuite, en 1962, entre le cessez-le-feu et l’indépendance, je suis rentré en Algérie et on a décidé de créer un centre de formation audiovisuelle, avec les copains algériens qui avaient été au maquis avec moi en 1957-58, pour promouvoir un dialogue en image entre Français et Algériens.
Ça a donné un film qui s’est appelé Peuple en marche, dont on avait tenu qu’il soit développé en France puisque la guerre était finie. Et il a été détruit, le négatif a été détruit au laboratoire, en France, par la police.

René Vautier, Peuple en marche (1964)

Je suis resté jusqu’en 1965-1966 en Algérie, ma femme et mes gosses étaient venus me rejoindre là-bas, mais je ne tenais pas non plus à en faire des petits Algériens : alors je suis rentré et je me suis dit qu’il fallait que je comprenne et que je donne la parole à des Français qui avaient fait la guerre d’Algérie. Il fallait avoir l’autre côté pour recréer aussi un dialogue sur ce plan-là. Donc j’ai enregistré des centaines d’heures de témoignages d’appelés et de rappelés et à partir de ça, j’ai bâti le scénario de Avoir 20 ans dans les Aurès.

Il y avait presque dix ans qui s’étaient passés depuis la fin de la guerre d’Algérie et je tenais à ce que ça soit tourné avec des acteurs, mais dans des conditions les plus proches possibles de ce dont ils témoignaient. Et puis on a eu l’appui d’une commission du Centre national du cinéma et on a tourné avec des problèmes de tous les côtés. Côté français, évidemment ça ne s’arrangeait pas très bien, je n’ai jamais trouvé un producteur mais on avait créé l’Unité de production cinéma Bretagne avec des copains. Et c’est l’Unité de production cinéma Bretagne qui a produit le film.

René Vautier, Avoir 20 ans dans les Aurès (1972)

Il s’agissait d’une coopérative ?

René Vautier : Ça avait une forme coopérative, mais à l’époque les coopératives devaient verser 30 millions de centimes qu’on avait pas, les sociétés d’auteurs pouvaient être elles-mêmes réalisatrices, mais ne pouvaient pas s’adresser à d’autres réalisateurs. Et j’avais l’intention de le réaliser moi-même. Donc c’était une société d’auteurs dont j’étais le gérant. Et puis on a trouvé des tas de techniciens qui avaient fait la guerre d’Algérie, des figurants, des acteurs algériens, un lieu de tournage à la frontière algéro-tunisienne et des acteurs, dont Philippe Léotard, qui acceptaient de travailler au minimum syndical.

Théoriquement, il nous fallait 7 à 11 semaines pour tourner le film, et on s’est dit, avec l’argent dont on dispose, on ne pourra tourner qu’une semaine. Donc on s’est arrangé pour trouver une forme d’improvisation chez les acteurs à partir des textes qu’ils entendaient, des souvenirs des gens qui racontaient leur vécu pendant la guerre d’Algérie. Les acteurs devaient à partir de là imaginer ce qu’ils auraient fait eux, et il l’ont joué un petit peu comme de la commedia del arte, qui était aussi un petit peu le type d’invention du cinéma néoréaliste italien.

On a donc tourné comme ça, puis on est rentré monter, finalement on l’a terminé et il a été sélectionné pour le Festival de Cannes, d’abord dans la sélection officielle, puis enlevé et rattrapé dans la sélection des critiques, et il a eu le prix de la critique internationale.
On l’a fait projeter, ça n’a pas toujours été facile mais on a eu le visa.

Propos recueillis au festival Travelling Marseille
par
A. Doinel (AL Rennes)

 
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