Critique de livre

« La Fabrique du musulman » : un défaut de conception




La Fabrique du musulman est un court essai qui tente de trouver des coupables au glissement de l’objet politique « ouvrier maghrébin » à celui de « jeune musulman de banlieue ». Il attaque violemment, parmi d’autres, Alternative libertaire. Tentative de mise au point.

Le petit livre de Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du musulman [1], se veut un « essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale », mais il reflète une vision sombre et pessimiste de l’état de la lutte antiraciste. Si nombre de faits et de déclarations cités par Sidi Moussa sont justes et méritent d’être questionnés voire dénoncés, tout le livre est unilatéralement à charge. Il tombe dans les mêmes excès caricaturaux que celles et ceux qu’il dénonce.

La critique des théorisations du Socialist Workers Party (SWP, le principal parti révolutionnaire trotskyste du Royaume-Uni), selon lesquelles l’islam est la religion des exploité.es, est globalement juste mais courte [2]. Pas un mot sur le rôle d’animation tenu par le SWP lors des manifestations monstres en Angleterre contre la guerre en Irak ni sur la constitution de l’alliance électorale Respect dans la foulée des mobilisations contre le gouvernement de Blair.

J’avais, le premier, contesté à l’occasion d’un comité central de la LCR cette alliance sans principes avec la petite bourgeoisie commerçante. Dans cette histoire, ce n’était pas la nature religieuse des allié.es du SWP qui posait problème mais leur réalité de classe. Après quelques succès électoraux impressionnants, la coalition volera en éclats et une crise majeure s’ouvrira dans le SWP…

Amalgames contre réflexion

Visant l’association Maman toutes égales, l’auteur tente l’exécution en indiquant que Houria Bouteldja en serait la porte-parole. Mais cela peut-il suffire à répondre au fait stupide de l’exclusion des mamans qui portent un voile pour accompagner les sorties scolaires ? Il ne nous dit pas si ces exclusions étaient ou non racistes et/ou islamophobes, terme qu’il récuse évidemment comme étant le cheval de Troie des islamistes réactionnaires.

Le livre abonde de citations du Parti des indigènes de la République (PIR), parfaitement criticables, voire insupportables. Mais pour faire bonne mesure, il aurait été utile de dire que des thèmes de réflexions indispensables ont été introduits dans le débat public en France grâce au PIR autour des discriminations spécifiques qui visent les jeunes gens musulmans ou supposés tels de nos banlieues.

Luttes des mères contre l’interdiction d’accompagner les sorties scolaires (circulaire Chatel, 2012-2014)

Ensuite, il est trop facile d’amalgamer celles et ceux qui se sont rapidement éloigné.es du PIR avec les déclarations ultérieures d’Houria Bouteldja. Et injuste de passer sous silence la création de Reprenons l’initiative, qui tente justement de poser la question des discriminations en termes de politique d’État et d’un point de vue de classe et où des militantes et militants d’AL se sont investi.es.

Enfin, il n’est guère sérieux de délégitimer le concept d’« antiracisme politique » par une pirouette en énonçant que tous les antiracismes sont politiques alors que l’antiracisme politique se construit justement contre l’antiracisme « moral » qui tente de dépolitiser ce combat.

Pour faciliter la démonstration, l’auteur se livre en effet à toutes sortes d’amalgames, mais aussi à la très policière méthode consistant à te rendre complice du livre de X parce que tu as signé une pétition ou participé à un colloque où X était présent. Sidi Moussa utilise à l’envi ce concept très stalinien du « complice objectif ». Un grand complot relie donc les islamistes radicaux, les petits patrons du communautarisme halal, les racistes et les « islamo-gauchistes » qui sont sa cible principale, n’ayant pas peur de reprendre ce concept confus que le camp révolutionnaire devrait laisser à l’extrême droite.


Marchons pour la justice
et la dignité
,
le 19 mars à Paris


Par-delà ces faiblesses, c’est l’angle d’attaque du livre qui est erroné. Alors qu’il propose d’en revenir aux fondamentaux de la lutte des classes et du matérialisme historique, Sidi Moussa nous propose une lecture totalement politiste, où douze apôtres de l’« islamo-gauchisme » seraient responsables de l’effondrement de la conscience de classe et de l’effacement de l’ouvrier maghrébin au profit du jeune musulman. Comment croire à ce conte de fées ?

La question est bien évidemment inverse : comment l’effondrement de la conscience de classe a permis le surgissement de forces réactionnaires adossées à la religion et provoqué les errements de quelques courants toujours pressés de dénicher le nouveau sujet révolutionnaire. Dans les années 1970, l’ouvrier maghrébin était d’ailleurs déjà, pour certains, ce nouveau sujet, la classe ouvrière « française » étant disqualifiée pour son apathie stalino-réformiste aux yeux de certains courants de la gauche... mais ça, l’auteur n’en a pas la mémoire !

Ouvriers maghrébins de l’usine Pennaroya de Lyon en grève avec la CFDT, en 1972.
cc Michel Leclercq

Retour du religieux dans les entreprises

Car il y a une réalité : le retour du religieux dans les entreprises (là où les classes sont en lutte) via l’immigration de culture musulmane et ses enfants. Et une question délicate qui n’a pas de réponse simple : comment gagner à la révolution sociale cette fraction du prolétariat alors même que la conscience de classe a reculé dans le prolétariat dans son ensemble ?

Lutte ouvrière, par exemple, dans un article récent et très commenté de sa revue La Lutte de classe, se pose en défenseur intransigeant de la lutte contre les religions [3], alors que dans les usines de l’automobile où l’organisation est implantée, elle a accompagné les revendications sur les salles de prière... [4]

Sidi Moussa utilise contre AL les écrits d’un militant qui a démissionné depuis au moins deux ans pour être resté très minoritaire sur ses positions. La méthode est encore une fois fragile… Soyons honnêtes, AL comme toutes les organisations du mouvement ouvrier a été divisée sur ces débats (voile, religion, islamophobie...).

Conformément à ses principes, elle a cherché à trouver les points de compromis, avec un texte adopté très majoritairement lors de son congrès de 2015, « La lutte antiraciste est une lutte sociale » – mais cela n’intéresse que modérément notre auteur.

Bref extrait :

Le terme d’islamophobie est désormais largement utilisé dans les médias et tend à se banaliser, et il serait vain de mener un combat d’arrière-garde pour en imposer un autre.

Il faut cependant l’utiliser avec prudence, car il est porteur d’ambiguïtés dont certains religieux cherchent à jouer : celui de faire taire la critique antireligieuse au nom de l’antiracisme ; celui de voir dans tout acte raciste un acte antireligieux ; pour résumer, celui d’enfermer une catégorie de la population dans une identité religieuse.

Il faut donc être vigilant, et limiter l’utilisation du mot « islamophobie » aux cas avérés de stigmatisation de la minorité musulmane (sans distinction de la couleur de peau). Le reste du temps, on parlera classiquement de racisme.

Nous critiquerons toutes les religions, sans en épargner aucune. Cette critique tiendra évidemment compte des spécificités de chaque oppression religieuse et des stratégies d’aliénation spécifiques de chaque religion et système de superstition.

Jean-Yves (AL 93-Centre)

[1Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du musulman, Paris, Libertalia, 2017.

[2Lire à ce sujet : « Extrême gauche : « Unité d’action » avec les islamistes ? », Alternative libertaire, mai 2004.

[3« Le piège de la « lutte contre l’islamophobie » », La Lutte de classe n°181, février 2017.

[4Comme l’a d’ailleurs fait, de longue date, le syndicalisme CGT. Lire à ce sujet René Mouriaux et Catherine Wihtol De Wenden, « Syndicalisme français et islam », Revue française de science politique, 1987.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut