Entretien avec Claudine Cornil (1/2) : « Un processus de transformation du travail se construit à partir de l’expérience concrète »




Depuis quelques années, le mot travail est utilisé à tort et à travers. De la « valeur travail », chère à la droite, à la loi du même nom l’an passé, on aurait tendance à penser que le travail est une valeur capitaliste ou un concept archaïque, une lubie de la société productiviste que le revenu universel d’un Benoît Hamon viendrait remplacer comme solution à la crise que nous subissons. Pourtant, le travail est au fondement de toute société. Alors, qu’est-ce qui cloche ? C’est que le travail est devenu invisible dans les pratiques et discours militants de la gauche syndicale et politique. Or quel projet d’émancipation peut faire abstraction de ce qui est le quotidien de la très grande majorité des exploité.es ? Entretien avec Claudine Cornil, syndicaliste à la Ferc-CGT [1].

Alternative libertaire : Peux-tu te présenter en quelques phrases ? Ton parcours, ce qui t’a conduite à adhérer à la CGT ? Ton travail militant aujour­d’hui ?

Je suis professeure des écoles en retraite depuis un an. Dès que je suis entrée dans l’Éducation nationale, mon père, qui était très engagé à la CGT, m’a rappelé que selon lui, il fallait toujours se syndiquer quand on travaillait. J’étais d’accord mais, à l’époque, quand on était instit, le seul syndicat, c’était le SNI [2]. Or j’avais rencontré des responsables du SNI à l’école normale et leur seul discours, c’était non pas de nous apprendre à défendre nos droits, mais de nous rappeler à nos obligations. Ce que j’ai tout de suite trouvé étrange.

Après un bref passage à la FSU Fédération syndicale unitaire [3], qui s’est avérée rapidement être le clone du SNI, j’ai adhéré à la CGT, beaucoup plus conforme à mes valeurs. Je l’ai fait dès qu’on y a accepté les instits.

Dans toute la propagande politique et syndicale, l’emploi est une des revendications principales. Pourtant quand on regarde l’histoire des luttes sociales, on se rend compte que ce n’est pas l’emploi qui est au cœur des revendications, mais le travail. Dans le sigle CGT, avec la contre révolution libérale des années 1980, on a parfois eu le sentiment que la CGT s’était muée dans ses revendications et son imaginaire en Confédération générale de l’emploi, et pas du travail. Or on constate depuis quelques années un retour à ce qui a fondé l’existence de la CGT, l’émancipation du travail. Qu’en est-il aujourd’hui de cette approche ?

Oui, c’est vrai que la CGT s’est centrée sur la défense de l’emploi lorsque le chômage est devenu structurel et que des pans entiers de l’industrie ont été détruits avec des milliers de pertes d’emplois dans les années 1980. C’est la période où le capitalisme financier se met en place. Ce que j’entends par capitalisme financier, c’est une évolution du capitalisme où l’argent, par la spéculation, permet de produire davantage d’argent que le travail et la production. Le capitalisme financier détruit l’économie réelle. Cette évolution du capitalisme, qui se mondialise et se déterritorialise s’accompagne d’un dis­cours idéologique sur la fin du travail, sur la société des loisirs…

C’est à ce moment que le travail disparaît donc de la scène publique. Avec lui disparaissent aussi les travailleurs et les travailleuses, et l’idée qu’il y a historiquement une confrontation entre le capital et le travail, donc une lutte des classes. Beaucoup d’entre nous se souviennent des années 1980 en France où les seules activités professionnelles valorisées et encore visibles socialement étaient la communication, la pub et la vente.

Dans ces années-là, la réalité d’un salariat conçu comme variable d’ajustement aux « risques » et aux fluctuations du marché se met en place, avec l’aide du pouvoir politique.

Le chômage structurel, la précarité et la sous-traitance, deviennent des modes de gestion en même temps qu’une manière de mettre au pas les salarié.es, qui vivent sous l’épée de Damoclès de la perte d’emploi.

De nouvelles organisations du travail sont mises en place progressivement. Certaines, comme le management participatif, s’appuient, en les dévoyant, sur les aspirations autogestionnaires qui s’étaient exprimées dans les luttes des années 1970. Leur finalité est d’augmenter la productivité mais aussi de faire en sorte que les travailleurs et les travailleuses consentent à leur propre exploitation.

La CGT, depuis les années 1980 est prise dans le tourbillon du nouvel ordre mondial qui se met en place. Elle essaie de sauver ce qui peut l’être et concentre son activité revendicative sur la valeur d’échange du travail (emplois, salaires, retraites, qualifications, statuts…) au détriment de sa valeur d’usage : la finalité, le contenu et le sens du travail, les conditions de sa réalisation.

Politiquement, la question du travail est abandonnée... notamment par le Parti communiste qui pourtant, historiquement, était le parti des travailleurs et des travailleuses.

Toute l’expérience, les cultures et les langages de métier sont disqualifiés. Ce sont d’ailleurs les métiers eux-mêmes qui disparaissent : l’ouvrier devient un opérateur, l’instit une ou un professeur.e des écoles et le boucher un désosseur. Les anciens et les anciennes ne sont plus reconnu.es comme porteurs et porteuses d’expérience mais comme une charge encombrante, fragilisant la bonne marche de l’entreprise, du bureau ou du service. Le surtravail se met en place, éreintant la tranche d’âge des 35-45 ans tandis que le chômage de masse s’installe, frappant les jeunes et les seniors.

Ce sont toute la fierté et la dignité de la classe ouvrière qui sont fracassées. Avec elles, c’est véritablement le « pouvoir d’agir » du salariat qui est mis à mal.

Au tournant des années 2000, le travail fait son retour sur la scène publique de manière dramatique, avec les premiers suicides médiatisés à Renault Technocentre et à France Télécom. C’est, si on voulait parler comme Freud, le retour du refoulé. La CGT se réapproprie la question du travail mais d’abord sur le versant de la souffrance.

Des chercheurs comme Christophe Dejours et surtout Yves Clot mettent depuis plusieurs années en évidence la centralité du travail dans la vie personnelle et sociale. Ils démontrent en quoi l’engagement subjectif des travailleurs et des travailleuses est fondamental dans ce qu’ils et elles font, dans leur aspiration à faire un travail de qualité, qui ait du sens et qui soit fait selon les règles du métier. La CGT retrouve progressivement, à partir du 49e congrès [4], cette dimension de l’émancipation du travail par le travail. Il faut préciser que des fédérations comme la Ferc, portaient cette démarche depuis des années.

Dans le militantisme syndical au quotidien, Henri Krasucki [5] disait qu’il fallait s’intéresser d’abord au carreau brisé de l’atelier plutôt que de tenir des discours aux salarié.es. Qu’en penses-tu ? Est-ce à dire que l’aspiration à une autre société ne serait le fait que d’idéologues déconnecté.es du réel ? Peut-on disqualifier toute agitation ­d’idées ?

Pour moi, cette expression d’Henri Krasucki est fondamentale. Elle ne dit pas qu’il faut seulement s’intéresser au carreau cassé mais que l’engagement dans un processus de transformation du travail se construit à partir de l’expérience concrète, quotidienne, qu’on en a. Les travailleurs et les travailleuses sont engagé.es subjectivement, de manière très intense, dans le travail qui est ou devrait être un acte de création. « Dites-lui d’usiner une pièce et il fabrique tout un monde », nous dit le chercheur Philippe Davezies.

Cet engagement dans le travail, cette aspiration est un formidable ressort pour des luttes de transformation sociale. La phrase de Krasucki révèle qu’il n’y a pas discontinuité entre l’expérience immédiate et une vision politique. Par ailleurs, elle dit aussi qu’un discours appelant à une société plus juste n’est pas crédible, si, dans le même temps, celles et ceux qui le tiennent se soucient peu de conditions de travail déplorables et indignes.

Sur quoi portent les questions des camarades de la CGT qui mettent le travail au centre de leurs réflexions et activités militantes ?

Les camarades de la CGT qui portent ces questions conçoivent la démarche syndicale comme ancrée dans le travail réel, tel qu’il est réalisé, dans telle ou telle condition, pour telle ou telle finalité. Partant de là, parce que seul.e la travailleuse ou le travailleur connaît son travail, qu’il ou elle en est « expert », cette démarche met la parole au point de départ de toute démarche syndicale. Plutôt que d’être dans l’idée qu’il faut convaincre les travailleurs et les travailleuses de se mobiliser, de se révolter, la démarche d’ouverture d’espaces de paroles sur le travail peut contribuer à créer de l’exigence sociale et du collectif par la confrontation des points de vue et des aspirations. C’est ce qui s’appelle « le syndicalisme de la feuille blanche ». Plutôt que de faire des tracts pour expliquer aux travailleuses et aux travailleurs ce qu’ils savent déjà, cette forme de syndicalisme préfère s’appuyer sur leurs paroles. Parler du travail, c’est reprendre du pouvoir dessus, c’est commencer à se le réapproprier, à sortir de l’aliénation. C’est se retrouver. Dire, penser et agir sont les trois pôles de cette démarche qui n’est autre qu’un retour au syndicalisme « originel ».

Par ailleurs, le présupposé de la démarche qui part du travail, c’est que la prise de conscience, point de départ de l’engagement, est d’abord un acte personnel. Ce sont la confrontation et les échanges qui créent du collectif. En cela, permettre le passage de l’individuel au collectif est un objectif majeur.

Cette manière de concevoir le syndicalisme peut susciter des résistances et même des mécanismes de rejet chez des militants et militantes aguerri.es. En effet, elle remet en cause, d’une manière qui peut être déstabilisante le syndicalisme tel qu’il est pratiqué depuis les années 1980 et qui repose sur la délégation de pouvoir et l’idée que le ou la syndicaliste doit « sauver les travailleurs et les travailleuses ».

L’absence de marges de manœuvres pour la négociation, qui est une caractéristique de la période actuelle, les met en échec mais il est compliqué de sortir de postures et d’habitudes qui ont été posées comme la bonne façon de militer.

Les orientations votées au 50e congrès (en 2013) rappellent l’importance d’investir les lieux de négociations et les IRP (instances représentatives du personnel) mais posent clairement le fait que le centre de gravité de l’exercice syndical est avant tout le lieu de travail. On ne peut que s’en réjouir.

La plupart des organisations syndicales parlent de souffrance au travail quand elles abordent l’organisation et les conditions de travail. Quelle est la conception de la CGT ?

Il ne faut pas nier la réalité de la souffrance au travail. Les statistiques le montrent, il y a une part énorme de la population des salarié.es qui développent des pathologies liées au travail. La nouveauté, avec le capitalisme financier, c’est que la souffrance physique existe toujours et qu’il y a une massification de la souffrance mentale. Celle-ci touche toutes les catégories professionnelles et tous les niveaux des hiérarchies.

La CGT entend agir sur cette souffrance à travers des instances comme le CHSCT [6]. J’avoue que je n’ai jamais trop compris pourquoi la problématique des conditions et de l’organisation du travail n’était pas davantage portée syndicalement alors qu’elle arrive avant la question des salaires dans les revendications exprimées spontanément par les salarié.es.

La souffrance au travail n’est autre que l’expression de l’aspiration à travailler mieux, autrement. C’est un des aspects saillants de la lutte des classes avant même celle de la sous-rémunération du travail. On voit bien que cela dépasse largement le cadre de l’action des élu.es en CHSCT mais que cela pose plus globalement la question de quel syndicalisme on pratique.

Propos recueillis par Rémi Ermon (AL Lorient)

[1Fédération Education Recherche Culture de la CGT.

[2Syndicat national des instituteurs. Le syndicat historique et ultramajoritaire du premier degré de la défunte Fédération de l’éducation nationale (FEN), créée en 1947 par refus de choisir entre la CGT et FO au moment de la scission, afin de préserver
l’unité de la profession. Profondément réformiste, avec néanmoins
en son sein la tendance syndicaliste révolutionnaire l’École émancipée, plus radicale.

[3Scission de la FEN en 1993, organisée par la tendance Unité et action
du Snes (second degré), liée au Parti communiste contre les socialistes principalement présents au SNI (premier degré) qui voulaient unifier
la FEN avec la CFDT et créer un pôle syndical réformiste majoritaire
en France. Ce fut un échec pour
les socialistes.

[4Nantes, 2009

[5Secrétaire général de la CGT
de 1982 à 1992. Ancien résistant
et déporté communiste. Une figure
de la CGT.

[6Comité Hygiène et sécurité – Conditions de travail.

 
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