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Géopolitique : La Suède entre dans l’OTAN et cède au chantage turc




L’État turc avait bloqué jusqu’ici l’adhésion de la Suède à l’OTAN avec, parmi les principaux motifs, celui d’héberger des « terroristes » kurdes. La Suède ayant cédé aux exigences turques, le veto a été levé le mois dernier, et l’inquiétude gagne la communauté kurde du pays. Vingt mois après la demande d’adhésion suédoise la décision d’Erdogan clôt une situation diplomatique tendue, laissant le premier ministre hongrois Viktor Orban dernier décideur de la présence de la Suède dans l’OTAN. Elle représente aussi une étape de plus dans l’escalade belliciste actuelle.

Les kurdes de Suède l’affirment : ce « succès » diplomatique leur porte préjudice. Ils et elles se sentent désormais dans le viseur de la répression suédoise, à l’instar de la situation en Allemagne ou en France [1], ainsi que d’autres pays d’Europe dont la doctrine en matière de répression des militantes kurdes évolue en faveur des attentes de l’État turc. « Je n’ai jamais traversé une période plus difficile qu’aujourd’hui en Suède. Les Kurdes ont souffert ici. J’ai souffert aussi. Beaucoup de gens ont besoin d’aide », déclare Kurdo Baksi, auteur suédo-kurde. La communauté kurde (de Turquie, de Syrie, d’Irak ou d’Iran) est très importante en Suède, elle compte plus de 100 000 personnes.

« La mobilisation politique des kurdes en Suède a été élevée ces dernières années, ce qui a donné plus d’importance aux associations liées au PKK », déclare Paul Levini, directeur de l’Institut des études turques de l’Université de Stockholm. « Bien que le PKK soit classé comme organisation terroriste depuis les années 1980 en Suède, les autorités se sont montrées plus tolérantes à son égard que dans d’autres pays européens. » Jusqu’à présent.

Erdogan a accusé la Suède, historiquement neutre, d’héberger des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), bien qu’elle soit devenue le premier pays après la Turquie à qualifier le PKK de groupe terroriste. Une désignation approuvée plus tard par l’Union européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis. Le président turc fait peser son droit de veto à une entrée dans l’OTAN sur cette accusation.

La Suède se plie en quatre pour satisfaire Erdogan

Pour convaincre Erdogan, répondant à la pression de ses partenaires européens et favorisant son agenda politique, la Suède est allée jusqu’à réformer sa Constitution et adopter une nouvelle loi antiterroriste. Les autorités suédoises renforcent désormais la surveillance des kurdes vivant en Suède, soumettent les demandes d’asile aux enquêtes de la Säpo, la police de sécurité, et ferment les comptes bancaires des associations caritatives kurdes. Les permis de séjour de dizaines de personnes auraient également été révoqués. Autre exemple marquant  : immédiatement après que la Turquie a donné son aval à la présence de la Suède dans l’OTAN, la chaîne publique Sveriges Radio a annoncé qu’elle fermerait sa rédaction kurde le 1er avril.

Bien que la chaîne évoque des problématiques financières, de nombreuses personnes sont convaincues qu’il s’agit là d’une manœuvre visant à apaiser la Turquie. À noter également, la fermeture du Croissant-Rouge kurde en Suède. ­Plusieurs demandeuses et demandeurs d’asile, après avoir été emprisonnés ou fichés en Turquie sont accusés d’être associés au PKK et attendent en vain que leurs demandes soient étudiées. Cette situation n’est pas sans rappeler les suites de l’assassinat d’Olof Palme, ancien premier ministre suédois, en 1986. Le PKK avait alors été accusé à tort (enquête close en 2020 suite au décès du principal suspect).

L’ancienne députée suédoise Amineh Kakabaveh, d’origine kurdo-iranienne, auparavant sous protection policière suite à des menaces de mort, se dit troublée par le revirement de Stockholm : « De nombreux Kurdes suédois ont peur de parler ouvertement de la situation actuelle. En Suède, on parle toujours de valeurs, de droits de l’homme, de sécurité des immigrants ou des demandeurs d’asile, mais maintenant ils ne sont plus en sécurité ». En 2022, elle a été qualifiée par l’ambassadeur d’Ankara en Suède de « personne susceptible d’être extradée vers la Turquie ».

Le Premier ministre suédois Ulf Kristersson et le secrétaire d’État américain Antony Blinken lors de la cérémonie de ratification de l’OTAN au Département d’État à Washington, D.C., le 7 mars 2024
U.S. Department of State

Des F-16 qui pèsent dans la balance

Autre exigence d’Erdogan en échange de son feu vert  : l’approbation simultanée par le Congrès américain de la vente d’avions de chasse F-16 à la Turquie. Précédemment, la Turquie avait été exclue du programme aéronautique militaire américain des avions de chasse F-35 car elle avait acheté à la Russie son système de défense aérienne S-400. De son côté, le Congrès américain, inquiet des postures du président turc, notamment contre Israël, avait demandé comme préalable le feu vert à la Suède dans l’OTAN, avant de fournir ces avions. Un jeu de dupe.

Alors que la Turquie s’apprête à signer la ratification d’adhésion, le dernier acte avant une entrée de la Suède dans l’OTAN se joue désormais en Hongrie. La Hongrie a donné son soutien de principe à la Suède, mais traîne des pieds. En 2022, le gouvernement hongrois avait soumis la ratification d’adhésion de la Suède au Parlement mais le vote final a été retardé à plusieurs reprises. Plusieurs voix dénoncent une nouvelle stratégie de chantage de Viktor Orbán pour obtenir des concessions de l’UE, d’autres le signe de sa proximité avec le président russe Vladimir Poutine. De plus, Budapest a mal accueilli les critiques de Stockholm concernant son recul par rapport aux principes démocratiques de l’UE.

Bloquer la machine de guerre

Désireux de faire front uni face à Moscou, les impérialismes occidentaux se félicitent de cette étape. C’est aussi pour eux un gros avantage stratégique militaire. Sans parler de l’industrie de défense de pointe et de la flotte aérienne considérable de la Suède, le port de la flotte baltique russe situé dans l’enclave de Kaliningrad sera bientôt cerné par des pays qui appartiennent tous à l’alliance…

Norvège, Lettonie, Lituanie, évoquent la guerre possible avec la Russie. Grant Shapps, ministre britannique de la défense évoque le passage « d’un monde d’après-guerre à un monde d’avant-guerre ». Le gouvernement suédois, allié à l’extrême droite, ne se cache pas d’envisager très sérieusement l’éventualité d’une guerre sur son sol, considérant que le conflit Russie-Ukraine n’est « qu’une étape » et s’y prépare. La rupture politique que traverse le pays fait écho à la fin de sa neutralité vieille de deux siècles.

C’est d’autant plus un signal fort inquiétant de l’influence turque et du désir des puissances en jeu de maintenir une situation de tension extrême. Espérons que l’armée russe se cassera les dents sur l’Ukraine, mettant fin à cette dangereuse escalade, et que les mobilisations en faveur des kurdes et des autres peuples opprimés par les guerres menées par les États capitalistes porteront leur fruit. Bloquons la machine de guerre par tous les moyens possibles et reconstruisons les résistances sociales et de classe.

Ed. Wanted (UCL Grenoble)

[1« Mouvement kurde : La répression ne faiblit pas », Alternative libertaire n° 346, janvier 2024.

 
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