IIe congrès de l’UCL (Angers, 3-5 novembre 2023)

L’intervention des communistes libertaires dans les mouvements sociaux des quartiers populaires




Lors des révoltes de novembre 2005, le constat de l’abandon militant, social et politique des cités par les courants d’extrême gauche fut plus que flagrant. A l’occasion des révoltes qui eurent lieu en juin 2023, on a pu constater une évolution, fruit des engagements des années d’intervalle suite au sursaut de 2005 : Alternative libertaire s’était alors engagée dans la création d’une commission antiraciste, et en 2010 fit voter un texte de réflexion et d’intervention dans les quartiers populaires, que nous réactualisons ici.

Les luttes contre les violences policières ont fait l’objet d’un suivi, l’engagement contre l’islamophobie également, des analyses sur le rôle des discriminations dans le système d’exploitation furent produites. De nombreuses organisations ont fait de même, et en 2023 les organisations d’extrême gauche, jusqu’à La France Insoumise, et les syndicats ont réagi tout de suite. C’est une avancée politique. L’Union Communiste Libertaire doit aller plus loin et s’engager pour la construction d’un mouvement social des quartiers populaires, autogestionnaire et sans compromission politique.

Les quartiers populaires, en France comme ailleurs dans le monde (des simples quartiers ouvriers jusqu’aux ghettos ou bidonvilles) sont depuis plusieurs décennies des territoires où se retrouvent de façon concentrées les différentes injustices sociales, et plus exactement les différents rapports de domination que l’UCL combat.

Si les spécificités des dominations sociales et raciales sont prédominantes, tous les autres rapports de domination s’y retrouvent plus qu’ailleurs et concentrés : en premier lieu l’oppression étatique policière, judiciaire et carcérale, mais aussi l’oppression patriarcale : les femmes des quartiers populaires sont plus pauvres, exploitées, victimes du chômage ou de violences, situation touchant notamment les mères célibataires, subissent les discriminations contre les femmes portant le foulard, travaillent dans les métiers féminisés les plus précaires comme le nettoyage, sont touchées par la double-peine du patriarcat etc.

Elles sont aussi souvent à l’avant-garde des résistances. Tous les problèmes s’y retrouvent : chômage, logement, sans-papiers, éducation et services publics… Les quartiers populaires, souvent insalubres, sont généralement les territoires urbains les plus pollués et avec le moins d’offre de soins.

Ces espaces urbains reflètent l’analyse que fait l’UCL de la spécificité et de l’interdépendance des différents rapports de domination, (étatiste, bourgeois et capitaliste, raciste et colonial, patriarcal, validiste, …).

S’investir fortement pour l’émergence d’un large mouvement des quartiers, est aussi une des meilleures pistes pour la convergence des luttes. Populations souvent immigrées, les habitants et les habitantes sont parfois plus sensibles que le reste de la société aux questions et évènements internationaux, notamment lors d’évènements dans des pays où des liens familiaux ou culturels sont forts, ou plus précisément contre les formes actuelles de colonialisme (exemple des manifestations de 2002, 2009, 2014 et 2021 pour la Palestine, en 2017 en solidarité avec le mouvement de grève en Guyane et en soutien au LKP en 2009, dénonciation de la Francafrique…). Un mouvement social fort dans les quartiers offre plus de possibilités de mobiliser sur des questions de solidarité internationale que n’importe quels autres mouvements.

Tous ces éléments peuvent se transformer en de multiples luttes qui concernent l’ensemble de la société mais qui sont bien plus concentrées, interdépendantes, sur les lieux de vies populaires.

Pour toutes ces raisons ouvrir, en parallèle au lieu de travail, un terrain d’intervention et de luttes dans les quartiers populaires est indispensable. Les syndicats doivent s’engager sur la spécificité que représentent les quartiers populaires et la prise en compte des différents rapports de domination, à la fois pour l’émergence de ce mouvement social des quartiers, et pour le renouveau du syndicalisme de lutte de classe (par exemple, forte concentration d’intérimaires des secteurs de sous-traitance, de travailleureuses uberisées, etc.).

Leur engagement contre les violences policières leur est vital aussi, tant les méthodes de répression policière se développent d’abord dans les quartiers avant d’être appliquées à l’ensemble des mouvements sociaux.

On peut faire le même constat social concernant les milieux ruraux et péri-urbains, différant territorialement et sociologiquement mais subissant finalement les mêmes rapports de dominations, comme les gilets jaunes l’ont un peu révélé (désert médicaux, coûts de la vie). Les formes de relégations territoriales, discriminatoires, sont des réalités mais ne peuvent être pensées qu’en articulation à celles de classe, genre et race.

Expériences politiques dans les quartiers

En France, initié par certains courants de l’extrême gauche, autogestionnaire, tiers-mondiste, libertaire dans les années 1970, le travail politique de quartier s’est ancré au sein même des quartiers populaires (création de la première Régie de quartiers à Roubaix, …). Cependant, l’arrivée au pouvoir de l’union de la gauche dans les années 1980, a transformé radicalement l’implication militante dans les quartiers. Les mesures prises par le fait de déléguer le lien social aux associations 1901 a entraîné d’une part une privatisation du lien social mais aussi la transformation des énergies militantes en professionnalisation du lien social. Cela a entraîné de nombreux effets pervers :

  • la dépendance des associations envers les pouvoirs publics et leurs intérêts politiques au travers du chantage à la subvention ;
  • une nécessité de gestion rigoureusement productive qui a entraîné des dérives autocratiques de la part des conseils d’administration et directeurices d’association envers leur personnel ;
  • dans une période accrue de chômage, ce secteur emploie un million de salariées, la plupart dans la précarité. L’activité militante s’est donc transformée en source d’emplois de masse de la part de personnes cherchant un simple revenu et ayant au mieux une conscience humanitariste de son action ; tout cela est très éloigné d’une réelle conscience de classe. Pourtant dans d’autres pays ou continents, comme l’Amérique du Sud, la pratique de l’action directe est présente dans les quartiers depuis un certains nombres d’années et avec des résultats : les mouvements de chômeureuses en Argentine sont des mouvements de quartiers populaires. La gauche de gouvernement a aussi réduit au silence l’émergence d’une génération militante issue de l’immigration, en institutionnalisant l’antiracisme au travers notamment de SOS Racisme et en pratiquant localement le clientélisme parmi les plus actifs de cette génération militante.

En soi, la gauche de gouvernement, comme la droite en suivant, n’a fait qu’appliquer les bonnes vieilles recettes pratiquées précédemment dans les colonies. Cet abandon militant doit-il être pour autant qualifié de « désert » ?

Un certain nombre de militants et militantes reste malgré tout présentes dans ces quartiers, souvent salariées du service public ou des associations de lien social, mais aussi habitantes. Plusieurs initiatives ont existé ou continue de l’être, par exemple : le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues ou les Motivés sur Toulouse dans les années 1990-2000, le Front Uni de l’Immigration et des Quartiers Populaires et le Réseau d’Entraide Justice et Vérité, qui regroupe des collectifs Vérité et Justice comme pour Adama ou Lamine Dieng dans les années 2010 ou Vies Volées et Le Front de Mères plus récemment, ect…

D’autres expériences ont échoué à mettre en place une politique réelle pour les quartiers, ou ont trahis et se sont compromises ou ont été écrasés par l’Etat. Le bilan des 40 ans de la première marche pour l’égalité et contre le racisme est un bon rappel des risques liés à ces écueils. Les militantes de l’UCL impliquées dans cette dynamique restent vigilantes quant aux rapports d’institutionnalisation ou de tendances électoralistes ainsi qu’a la solidarité trans-lutte vitale et qui ont marqué les échecs du passé.

Il n’y a pas que le PS, PCF, LFI et des associations au tournant électoraliste dans les quartiers populaires : à droite l’influence des groupes politiques réactionnaires, communautaristes, intégristes religieux ou xénophobes y grandit sur le désespoir et l’absence de réponses concrètes et spécifiques aux quartiers de la part des courants progressistes.

La droite a toujours tenté une offensive politique et idéologique libérale dans son sens par les biais d’associations aidant à la création d’entreprise, valorisant l’effort et le mérite. Pour ces raisons, le courant libertaire doit peser pour l’émergence d’un mouvement social des quartiers démocratique et autogestionnaire, sous contrôle des habitantes elles et eux-mêmes. Toute erreur due au sectarisme ou à une forme de paternalisme serait déplorable et provoquerait la désillusion des habitants et habitantes.

Nature des quartiers populaires

Le quartier en soi n’est pas seulement un lieu de vie, il rassemble une population fortement discriminée racialement et socialement. Ce fait s’est accentué depuis la fuite des couches moyennes et des fonctionnaires qui partageaient auparavant ce lieu de vie. S’y retrouvent des travailleurs et travailleuses pauvres, certaines étudiants et étudiantes précaires, plusieurs familles monoparentales, les chômeurs et chômeuses…
Les militantes anticapitalistes doivent partir de cette réalité pour reconstruire une identité collective du prolétariat, qui intégrerait y compris les catégories les plus marginalisées, sans que celle-ci ne se créent au détriment des d’autres identités.

On peut déterminer aujourd’hui deux types de quartiers populaires :

  • Les premiers étant des quartiers intérieurs aux grandes villes dans lesquels la mixité sociale entre une population précaire issue de l’immigration et la présence de couches de salariées stables se partagent logement et espace public dans un processus inégalitaire de gentrification, où les hausses de loyers éloignent toujours plus les familles modestes. Comme exemple, on peut citer les 19e et 20e arrondissement de Paris mais aussi une partie de la proche banlieue comme à Montreuil.
  • Les deuxièmes, sociologiquement, relèvent des grands ensembles de béton construits en périphérie des grandes villes dans les années 1960-70. On pense à la grande borne à Grigny, Courcouronnes, les 3000 à la Courneuve, Vaulx-en-Velin ou le Mirail à Toulouse (même si ce dernier est considéré comme intra-muros) ainsi que Chanteloup-les-Vignes (dont les bâtiments ne dépassent pas quatre étages). Si la hauteur des immeubles n’est pas un critère pour nous, c’est surtout la ghettoïsation qui s’est installé dans ces habitats, qui nous interpelle.

Le front de gentrification les atteint également, et très souvent, comme à l’occasion du Grand Paris, une féroce répression policière s’installe dans ces quartiers afin de les « nettoyer » pour les futurs habitantes plus aisées.

Donner un sens aux dynamiques des quartiers

La convergence paraît évidente entre les différentes luttes sociales qui peuvent et sont menées habituellement.

Il ne semble pas envisageable d’espérer intervenir de façon constructive dans des quartiers où l’UCL n’est pas un minimum implantée. En effet, ce sont aux personnes vivant concrètement une oppression de s’organiser contre celle-ci, et les militantes de l’UCL ne se situent pas au-dessus de ce principe de base.

Une intervention dans les quartiers a pour objectif que les quartiers se dotent de contre-pouvoirs afin de construire des rapports de force. En ce sens, notre intervention doit se faire par trois biais :

  • une intervention dans le mouvement social des quartiers. Il semble important de privilégier dans le cadre du possible, l’intervention dans des associations indépendantes des pouvoirs publics. On pense notamment à des espaces comme Verdragon à Bagnolet. Une intervention politique directe, en tant qu’UCL éventuellement en lien avec d’autres organisations :
  • la mise en place d’outils de contre-information (journaux, bulletins, émissions de radio, réseaux sociaux, …) est une première option. Une intervention contre la politique municipale, que ce soit en termes de logements ou de sécurité par exemple, en est une seconde ;
  • enfin via la construction de solidarité concrète, comme le soutien face à la machine judiciaire actuellement suite à la répression des révoltes, ou contre la vie chère par le biais des collectes alimentaires par exemple.

L’UCL ne doit pas confier ce travail à une commission ou un groupe de travail, mais au contraire faire en sorte que chaque commission, groupe de travail et groupe local s’empare de la question des quartiers populaires, entendu que toutes les dominations et champs de luttes les concernent, entendu que nous y voyons un terrain premier de la lutte des classes, et la convergence des luttes se construire (ce qui n’empêche pas de la construire dans d’autres espaces).

Toutefois, dès que ce sera possible, l’UCL devra penser à :

  • recenser les interventions des militantes de l’UCL dans les quartiers, en faire des synthèses régulièrement,
  • détailler le côté « pratique » de ces interventions, afin de faire la synthèse des difficultés ou des succès rencontrés par les militantes,
  • organiser périodiquement des rencontres entres personnes investies sur ce terrain,
  • donner une visibilité extérieure à cette intervention, notamment à travers des articles de journal, à partir de l’intervention des militantes de l’UCL,
  • faire avancer la réflexion de l’UCL sur ce type d’intervention par des débats de Coordination Fédérale et de Congrès.

La pérennisation de l’action sur les quartiers peut passer aussi par la création de comités de quartiers indépendants des institutions. La présence de salariées du quartier est aussi l’une des réussites d’un comité de quartier car il doit rompre l’antagonisme voulu par les pouvoirs publics et affirmer la solidarité avec les habitants et habitantes.

Parmi les stratégies nationales, l’UCL devra pousser à la création de réseaux locaux, et d’un collectif national, d’une sorte de LKP [1] des quartiers, où seraient présentes associations des quartiers (locales comme nationales), de chômeureuses et précaires, des associations antiracistes, des comités de soutien contre les violences policières, des associations féministes de quartiers, de l’immigration, de logement et de soutien aux sans-papiers, de solidarités internationales et des syndicats. Ce collectif national appellera à des mobilisations, portera des revendications, permettra de futures luttes, et mobilisera les habitants et habitantes.

Leur expression autonome passe par la démocratie directe et ne doit pas être phagocytée par les conseils de quartiers émanant des Mairies, qui en déterminent les enjeux et le calendrier, au nom d’une démocratie participative aux finalités douteuses. L’assemblée populaire est historiquement l’expression de la démocratie directe qui se réunit sur l’Agora.

[1Le Liyannaj Kont Pwofitasyon, ou abrégé en LKP, est un collectif guadeloupéen qui regroupe une cinquantaine d’organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles de la Guadeloupe. Ce collectif est à l’origine de la grève générale de 2009 qui a touché l’île entre le 20 janvier et le 4 mars.

 
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