Mai 58 : Les anarchistes et le coup d’État de De Gaulle




Ce mois-ci, pas d’énième article sur Mai 68 ! Mais une étude sur l’intervention anarchiste et révolutionnaire dans un événement largement oublié aujourd’hui : le coup d’État de De Gaulle, sur fond colonial, en mai 1958.

Mitraillette à la main, le général Massu marie de Gaulle à la république, contrainte par Félix Gaillard (Parti radical) et Guy Mollet (SFIO).
Dessin de Jean Effel dans L’Express du 19 septembre 1958.

Qui se souvient, aujourd’hui, de ce que fut le « coup d’État de De Gaulle » en mai 1958 ? De la sédition de l’armée et des colons d’Algérie réclamant sa venue au pouvoir ? De la pusillanimité des partis républicains ? De la modération du PCF ? Des appels au soulèvement antifasciste de l’extrême gauche ?

L’État français est alors enlisé, depuis déjà trois ans et demi, dans une guerre coloniale qui apparaît, de plus en plus, ingagnable. La répression, la censure, la contre-guérilla, la torture… rien n’y fait : la résistance algérienne tient bon et gagne en audience. L’Onu s’est saisie de la question. En métropole même, l’anticolonialisme progresse.

Pris de doute, les partis qui dominent l’Assemblée – SFIO (socialiste), MRP (démocrate-chrétien) et CNIP (droite) – envisagent d’entamer des pourparlers avec le FLN. À Alger, les colons le sentent, le savent, pa­niquent : leurs propriétés, leurs privilèges, leur monde sont menacés d’effondrement. Ils placent leurs derniers espoirs dans l’armée, persuadée qu’elle peut encore éradiquer le FLN si elle n’est pas trahie par les poltrons du Palais-Bourbon.

Paul Zorkine (1921-1962),
un des animateurs des GAAR sur Paris, se montrera critique de l’action de son organisation durant les événements de mai. Les GAAR n’ont pas réussi à sortir de la confidentialité, et leurs effectifs ont stagné, contrairement aux autres organisations révolutionnaires.

Le 13 mai 1958, à Alger, des milliers de colons exigent de Paris davantage d’intransigeance. La manifestation vire à l’insurrection : la foule envahit le siège du Gouvernement général aux cris de « l’armée au pouvoir ! » ­L’état-major, complaisant, s’associe au mouvement. Un Comité de salut public composé de colons, de militaires et d’une poignée de musulmans est formé sous l’autorité du général Massu. Dès le lendemain matin, ce dernier réclame à la radio que soit formé à Paris « un gouvernement de salut public, qui seul peut sauver l’Algérie de l’abandon, et ce faisant d’un Diên Biên Phu diplomatique ». Et Massu de lâcher le nom de l’homme providentiel qu’il appelle de ses vœux au pouvoir : le général de Gaulle.

Cela fait pourtant onze ans que « l’homme du 18 Juin » s’est retiré, de mauvaise grâce, de la vie politique. Mais ses fidèles sont restés mobilisés. Ils complotent au sein de l’appareil d’État, dans l’armée et parmi les putschistes d’Alger. Le 13 mai leur crée une occasion en or. Leur champion peut revenir au pouvoir s’il saisit la main tendue par le lobby colonial.

Le 15 mai, en effet, deuxième coup de tonnerre : le général de Gaulle se déclare publiquement « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Tollé gé­néral. L’Assemblée adjure le gouvernement du MRP Pierre Pflimlin de tenir bon face à ce coup de force ; la gauche dans son ensemble s’écrie « le fascisme ne passera pas » ; la presse s’alarme ­d’une possible guerre civile ; CGT et FO menacent d’appeler à la grève générale.

Trois pôles d’opposition au putsch

Dans les deux semaines qui ­suivent, l’opposition au putsch s’organise autour de trois pôles distincts.

Un premier est constitué de la SFIO, appuyés par quelques autres partis de gauche républicains, la Ligue des droits de l’Homme, la Libre Pensée, FO et la CFTC. Ils forment un Comité de liaison pour la défense de la république et des libertés démocratiques. Muet sur la question algérienne, ce pôle s’en tiendra à la défense de la légalité, espérant que la majorité de l’armée restera loyale à la république.

Un second pôle est celui du ­tandem stalinien PCF-CGT. Le PCF, qui est alors le premier ­parti de France, appelle à la constitution d’un nouveau « Front populaire », avec les socialistes et les radicaux, pour défendre « la république » comme en 1936. Pour faciliter le rapprochement, le PCF fait silence sur la question algérienne [1]. Cette main tendue sera repoussée par les socialistes, qui craignent une dictature communiste plus encore que les putschistes – on est deux ans après l’écrasement de la Hongrie par l’Armée rouge. Cependant, si le PCF crie au fascisme, il modère son action : l’URSS est en effet favorable à de Gaulle, vu comme anti-américain.

Constitué le 15 mai, le Comité d’action révolutionnaire (CAR) va coller 3000 affiches appelant à l’action antifasciste.
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Un troisième pôle est formé par l’extrême gauche qui, nettement anticolonialiste, ne veut nullement « sauver la république », mais battre le fascisme. Dès le 15 mai, sur l’initiative de Maurice Joyeux et de Georges Vincey, de la FA, se constitue un Comité d’action révolutionnaire (CAR) qui regroupe le PCI trotskiste de Pierre Lambert, le syndicat CGT des Charpentiers en fer, ainsi qu’un regroupement syndicaliste, le Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière. En un temps record, le CAR, domicilié à la librairie du Monde libertaire, rue Ternaux, édite une affiche titrée « Alerte aux travailleurs », appelant à l’action, qui est placardée à 3.000 exemplaires dans Paris. Dans la foulée, le CAR est rejoint par les GAAR, deux groupes étudiants, des militants des revues La Révolution prolétarienne et Socialisme ou Barbarie.

Soucieux de placer la FA sous un « parapluie démocratique », Joyeux donne également l’adhésion de la FA au Comité de liaison pour la défense de la république [2], comme le PCI.

Il ne sera cependant guère récompensé pour son esprit d’initiative. Au congrès de la FA, réuni du 24 au 26 mai, les humanistes dénoncent la présence de la FA dans le CAR, et plus encore au Comité de vigilance. Le Bordelais Aristide Lapeyre proteste : Joyeux a « violé les accords » en­tre les membres de la FA, car « les statuts de l’organisation lui interdisaient » de faire cela. Joyeux proteste : il a au contraire « rendu service » à la FA en la sortant de sa « torpeur », puisque les instances fédérales ne faisaient rien [3].

Le dernier jour du congrès, on apprend que la situation s’aggrave brutalement. Les putschistes ont pris le contrôle de la Corse et lancé un ultimatum : si dans cinq jours l’Élysée n’a pas nommé de Gaulle chef du gouvernement, ils marcheront sur Paris.

Pas de débordement le 28 mai

Le 28 mai marque l’apogée de l’opposition au putsch. Alors que, la veille, la grève générale tentée par la CGT a été un échec, 200.000 à 250.000 personnes ­défilent contre de Gaulle à Paris, de Nation à République.

Les députés membres du Comité de liaison pour la défense de la république ouvrent la marche, accompagnés des dirigeants FO et CFTC. Derrière eux, on scande « Vive la république ! » entre deux Marseillaise. Suivent les enseignants et étudiants. Puis arrivent les gros bataillons de la CGT et du PCF. Là, aux slogans républicains, on ajoute « Le fascisme ne passera pas ! », « Unité d’action ! », « Front populaire ! », « Factieux, au poteau ! », « Massu au poteau ! », « De Gaulle au musée ! » En queue de manif, enfin, le cortège du CAR n’emploie que les slogans antifascistes en y ajoutant : « La girafe au zoo ! », « Désarmons les paras ! » ou encore « Les paras à l’usine ! » Et seule L’Internationale retentit.

Arrivés place de la République, les députés socialistes et républicains s’éclipsent rapidement. On appelle à la dispersion. Le pôle emmené par le CAR refuse, et s’engage dans la rue du Temple, barrée par un cordon de CRS. Alertés, les services d’ordre SFIO et PCF accourent et s’interposent. Échange de propos aigres-doux : « Pas de provocation » – « On s’en fout de la république ! » – « Ce n’était pas notre mot d’ordre » – « Vous allez au massacre ». La scène dure une demie-heure, avant que les militants du CAR se résignent et tournent les talons [4].

Dans les kiosques, Le Monde vient de tomber. Alain Beuve-Méry y enterre la IVe République : « Aujourd’hui, dans l’immédiat, [...] le général de Gaulle apparaît comme le moindre mal » [5].

Le lendemain, quelques heures avant l’expiration de l’ultimatum des factieux, l’Élysée nomme le « plus illustre des Français » à Matignon. Il forme un gouvernement d’union nationale où l’on retrouve des gaullistes, mais aussi des membres du CNIP, du MRP et de... la SFIO. Son chef, Guy Mollet, a en effet négocié son ralliement l’avant-veille. Sous la menace de l’armée, l’Assemblée capitule et vote les pleins ­pouvoirs à de Gaulle pour six mois, avant de s’autodissoudre. Le PCF vote contre ; scandalisée par la trahison de Guy Mollet, la SFIO explose.

Les derniers actes d’opposition auront été le fait de l’Éducation nationale, en grève le 30 mai, et du PCF, avec une manif-baroud d’honneur le 1er juin.

Référendum-plébiscite  : voter non ou s’abstenir  ?

Reste le CAR. Il poursuivra son activité pendant quelques mois, sortant affiches et tracts appelant à la vigilance antifasciste, mais se divisera en septembre, quand de Gaulle soumettra à référendum la Constitution de la Ve République, taillée pour lui. Ce sera le premier de ces référendums-plébiscites gaulliens auxquels le PCF et l’extrême gauche appelleront désormais systématiquement à voter non.

Dans le mouvement anarchiste, cela soulève un débat. Faut-il voter non ? C’est l’avis d’une partie de la FA qui, avec André Devriendt ou Maurice Laisant, estime que l’organisation doit mener campagne, sur ses bases propres, contre la Constitution gaullienne. Une autre partie plaide pour l’abstention, estimant qu’il faut refuser de «  voter sous menace de mort » que « les jeux sont faits » [6]. Au bout du compte, la FA s’en sor­tira avec une affiche habile, dénonçant le « plébiscite » et soulignant que « le non ou l’abstention ne suffisent pas », car « les travailleurs auront demain à ­lutter » pour défendre leurs droits et leurs libertés contre le fascisme. De leur côté, une partie des GAAR – notamment à Mâcon – font campagne pour le non mais, faute de moyens financiers, sans réussir à faire entendre leur propre discours [7]. Cette impuissance à peser en tant que force mili­tante, aussi bien en mai qu’en septembre, poussera bientôt les GAAR à réfléchir à leur entrée, en tant que tendance, au sein de la FA [8].

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Tract anarchiste-communiste appelant au « non » à de Gaulle au référendum de septembre 1958. Origine indéterminée, peut-être réalisé par les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire (?). Archives Gaar/FACL.

Finalement, tout le monde sera assommé par le résultat massif du référendum, le 28 septembre : 80% de participation, 82,6% de oui. Même un cinquième de l’électorat communiste a voté oui, contre la consigne du parti. Un triomphe inespéré pour de Gaulle, que tous les journaux de l’époque analyseront comme un succès reposant sur le légitimisme envers l’homme providentiel. Il sera suivi, en novembre, par un raz-de-marée gaulliste à l’Assemblée nationale.

La Ve République est née, et le général de Gaulle la dirigera pendant onze ans. Trahissant les espoirs du lobby colonial, il mettra en œuvre l’abandon de l’Algérie française, auquel la IVe République n’avait pu se résoudre. Et, déjouant les pronostics, il n’instaurera pas un régime fasciste, mais plutôt « bonapartiste », centralisé autour de la personne du chef de l’État, en communion directe avec « le peuple » par le biais de plébiscites réguliers.

« Ils voulaient un homme fort pour se sentir dirigés, ils l’avaient enfin et lui déléguaient tous les pouvoirs, écrira Noir et Rouge dans un bilan désabusé de cette année 1958. Quant aux autres, ceux qui parmi “la gauche” votèrent tout de même pour lui, ils s’en remettaient également à ses bons soins, pour finir la guerre d’Algérie, pour sauver la république, etc. Avec LUI on allait voir. On a vu. Et on n’a pas fini d’en voir. » [9]

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


Chronologie

UNE AFFAIRE RONDEMENT MENÉE

13 mai 1958 : putsch d’Alger : porté par une foule de colons en colère contre Paris, un Comité de salut public est créé avec la bienveillance de l’état-major militaire, et réclame de Gaulle au pouvoir.

15 mai : de Gaulle se déclare disponible. Panique au gouvernement. Création d’un Comité d’action révolutionnaire qui appelle à la résistance antifasciste.

18 mai : création d’un Comité de liaison pour la défense de la république et des libertés démocratiques.

19 mai : de Gaulle veut rassurer : « Croit-on, qu’à 67 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ? »

25 mai : opération Résurrection : les putschistes s’emparent de la Corse, et lancent un ultimatum  : si de Gaulle n’est pas au pouvoir le 30 mai, ils investiront Paris.

24-26 mai : congrès de la Fédération anarchiste à Paris.

27 mai : la grève générale à l’appel de la CGT est un échec. De Gaulle annonce que le processus de son accession au pouvoir est engagé.

28 mai : 250.000 personnes défilent à Paris contre le coup d’État en trois tronçons  : républicain, stalinien et révolutionnaire.

29 mai : le président René Coty appelle de Gaulle à Matignon. Peu de temps avant, les dirigeants démocrates-chrétiens (MRP) et socialistes (SFIO) ont négocié leur ralliement à De Gaulle.

30 mai : grève de l’Éducation nationale contre le putsch.

1er juin : sous la menace de l’armée, l’Assemblée investit le gouvernement d’union nationale (SFIO-MRP-CNIP-gaullistes) formé par de Gaulle. Manif-baroud d’honneur du PCF.

2-3 juin : l’Assemblée donne les pleins pouvoirs au gouvernement pour six mois et le mandate pour rédiger une nouvelle Constitution. Le PCF vote contre, le groupe parlementaire SFIO explose entre progaullistes et antigaullistes. Dans les mois qui suivent, la gauche de la SFIO scissionne.

4 septembre : de Gaulle présente le projet de nouvelle Constitution. Appellent à voter oui : SFIO, Parti radical, MRP, gaullistes, CNIP. Appellent à voter non : PCF, PCI trotskiste, une partie du mouvement anarchiste et plusieurs petits partis socialistes de gauche qui fusionneront, en 1960, dans le PSU.

28 septembre : référendum : 80% de oui. La Ve République est établie.


EN 1958, UN MOUVEMENT ANARCHISTE TRÈS AFFAIBLI

A l’été 1957, la Fédération communiste libertaire, qui en était la composante la plus dynamique, a été démantelée par la répression, en raison de son soutien aux indépendantistes algériens. Plusieurs de ses militants, dont Pierre Morain, Paul Philippe et Georges Fontenis, sont alors sous les verrous.

Issus d’une scission de la FCL, les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire (GAAR), sont très investis dans l’anticolonialisme, mais n’ont que peu de moyens. Leur revue mensuelle, Noir et Rouge, publie des études de fond, mais déconnectées de l’actualité.

La Fédération anarchiste (FA), constituée en 1954, est une structure assez passive, dont le fonctionnement unanimiste lui interdit de définir des positions collectives. Une partie de ses membres, derrière André Prudhommeaux, Charles-Auguste Bontemps et Paul Rassinier, sont alors en train d’évoluer vers une sorte d’humanisme réformiste. Une sensibilité révolutionnaire s’y maintient néanmoins, animée par Maurice Joyeux et Maurice Fayolle. Son mensuel, Le Monde libertaire, reflète cette diversité. Sur la guerre d’Algérie, l’attitude dominante à la FA est l’attentisme : sympathie pour les insurgés algériens, mais refus de les soutenir pour ne pas cautionner leur nationalisme. On retrouve une posture analogue à la CNT, structure moribonde à cette époque.

[1Le PCF est alors en train de se rallier à la solution de l’indépendance algérienne ; il ne s’y ralliera franchement qu’en septembre 1959.

[2Maurice Joyeux, Sous les plis du drapeau noir, tome II, Éditions du Monde libertaire, 1988, page 193.

[3Bulletin intérieur de la FA, juin 1958, Archives Ugac/FACL.

[4Le Monde, 30 mai 1958, Socialisme ou Barbarie, juillet-août 1958, La Vérité, 18 septembre 1958.

[5Sirius, « L’amère vérité », Le Monde, 29 mai 1958.

[6Le Monde libertaire, août-septembre 1958.

[7Archives Gaar/FACL.

[8La Liaison, août et novembre 1958, Archives Gaar/FACL. L’entrée dans la FA aura lieu en mai 1961, en formant une tendance, l’Union des groupes anarchistes-communistes.

[9Noir et Rouge, hiver 1958-1959.

 
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