Recherche et luttes : La géographie, ça sert aussi à faire la guerre sociale




Un vent nouveau soufflerait-il sur la géographie ? La question peut surprendre car la lecture des manuels scolaires laisse peu de place à une vision critique. Pour autant il existe des courants critiques dans cette discipline…

[*La géographie, ça sert aussi à faire la guerre sociale*] [1]

Le colloque « Espace et rapports sociaux de domination, chantiers de recherche » qui s’est tenu les 20 et 21 septembre dernier à l’Université de Marne-la-Vallée en offre un bel exemple et autorise à nourrir bien des espoirs. [2]

Il a d’abord constitué un acte fort de l’affirmation de courants critiques et radicaux non seulement au sein de la géographie, mais aussi des sciences sociales. Une cinquantaine de chercheurs et chercheuses ont fait état de leurs travaux dans des domaines variés. Ainsi l’atelier « Gérer les pauvres au lieu de combattre la pauvreté » s’est efforcé de déconstruire les politiques publiques davantage inspirées par un souci de maintien de l’ordre qu’une volonté de lutte contre les inégalités. Cette réflexion a été prolongée par un autre atelier intitulé « La fabrique capitaliste de l’espace » analysant les mécanismes de privatisation de l’urbanisation et de domination impulsés par le patronat et les édiles. Les classes dominantes poussent à la création de villes mondiales qui concentrerait des pouvoirs financiers, économiques et politiques au service d’une logique d’accumulation capitaliste ce qui est aberrant tant d’un point de vue social qu’écologique. Cela fragilise les autres territoires (espaces périurbains, villes moyennes) tout en concentrant de plus en plus de richesses dans les métropoles, ne faisant qu’accroître les phénomènes de compétitivité entre les villes, ce qui in fine favorise les phénomènes de privatisation dans l’aménagement du territoire, les politiques sociales et les services publics... Parmi les cibles des participants et participantes on trouvait aussi la notion de mobilité qui relève de plus en plus de l’injonction. Il a été démontré que la plupart des mobilités (migrations internationales, mobilités professionnelles...) sont contraintes et n’ont pas grand rapport avec la liberté de circulation et d’installation que nous pouvons défendre. D’autres d’interventions traitaient du genre et de l’imbrication des rapports de domination, ou encore de l’écologie et de ses luttes.

Perspectives prometteuses

La réflexion est allée bien au-delà d’une pensée universitaire recroquevillée sur elle-même. Tout au long du colloque, plusieurs interventions de la salle ont insisté sur le fait que mettre en cause les rapports sociaux et spatiaux de domination ne pouvait se limiter à une critique des dominants et que la question des luttes des dominé-e-s devait occuper une place centrale ; ce lien étant essentiel si on ne veut pas que la critique radicale s’enferme dans un ghetto universitaire.
De ce point de vue l’intervention du géographe étatsuniens Don Mitchell [3] était éclairante. Relatant son parcours, il a expliqué comment les idées marxistes, libertaires et écologistes radicales ont pu devenir majoritaires dans certains départements de géographie aux États-Unis, mais aussi comment ce courant s’est retrouvé isolé en se coupant des mouvements sociaux dans les années 1980 et 1990.
Il semble que le message ait été bien compris. C’est ce qu’on peut penser en voyant les perspectives qui se dessinent après ce colloque dont les actes seront publiés. Organiser des rencontres sous une autre forme que le colloque universitaire classique, c’est-à-dire en autogestion, dans des lieux alternatifs, avec une réflexion sur les pratiques (notamment la prise de parole), faire le lien avec les mouvements sociaux, ou encore rédiger un anti-manuel de géographie pour l’enseignement secondaire, voici un aperçu des nombreuses propositions évoquées. Il ne reste donc qu’à passer aux travaux pratiques.

Laurent Esquerre (AL Paris Nord-Est)

Pour aller plus loin :
Une interview de deux des organisateurs dans un numéro de Carnets de géographes consacré à la géographie critique :
http://www.carnetsdegeographes.org/

[1Cf. Yves Lacoste, La Géographie, ça sert, d’abord à faire la guerre, 1976.

[2L’appel à communications et le programme du colloque : http://acp.univ-mlv.fr/

[3Don Mitchell est professeur de géographie à l’Université de Syracuse (État de New York, États-Unis) et l’une des figures de proue de la géographie radicale américaine. Voir notamment Cultural Geography : A Critical Introduction (2000) et The Right to the City : Social Justice and the Fight for Public Space (2003).

 
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