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Équateur : La prétendue guerre contre le narcotrafic est une guerre contre le peuple




En Équateur, le gouvernement prétend faire la guerre au narcotrafic. Mais en ciblant les populations appauvries et racisées, l’État crée en réalité un délit de pauvreté qui aboutit à des milliers d’emprisonnements au détriment des droits humains. En légalisant le port d’armes, en multipliant les moyens répressifs et en construisant des « méga-prisons », l’Équateur s’est lancé dans une guerre contre le peuple.

« ¡No son terroristas ! ¡No somos terroristas ! » « Ce ne sont pas des terroristes ! Nous ne sommes pas des terroristes ! », scandent les comités de familles de personnes incarcérées qui ont organisé plusieurs rassemblements dans différentes villes d’Équateur depuis le 9 janvier. Ce slogan résonne dans les rues alors que des vidéos de prisonniers et de prisonnières humiliées et écrasées par les forces militaires circulent sur les réseaux sociaux, générant l’approbation de milliers d’internautes.

Cela vient nous rappeler deux points essentiels. ­Premièrement, le « conflit armé interne » déclaré par le président Daniel Noboa n’est pas une ­guerre contre les drogues, c’est une guerre menée contre les populations appauvries et racisées, étiquetées « terroristes » par un gouvernement qui a arrêté plus de 7200 personnes et tué 8 autres en un mois. Deuxièmement, la lecture manichéenne des événements à laquelle on nous entraîne nous fait perdre notre humanité.

La stratégie de la peur

Relayé de toutes parts, le discours de « la guerre contre les drogues » semble faire l’unanimité, notamment dans les médias. D’un côté, un État victime, dépassé, de l’autre, des mafias et des groupes armés tentaculaires qui partent à l’assaut des territoires et institutions. L’ennemi devient diffus, impalpable, tant et si bien que tout le monde devient suspect.

Cette lecture officielle des événements empêche toute compréhension et dépolitise le phénomène en broyant la possibilité d’identifier les acteurs concrets et les responsables des violences perpétrées. Les différents scandales démontrant les liens entre l’État et le narcotrafic sont criants, tandis que le blanchiment ­d’argent se fait sous la responsabilité des banques. Mais ni l’État ni les banques ne sont mis en cause dans cette « guerre contre les drogues ».

Pendant que la militarisation et para-militarisation du pays avancent et que les décrets de libéralisation de l’économie pleuvent, la peur se retourne contre les liens communautaires, contre la capacité d’action collective et contre l’autre de manière générale. Et lorsque les possibilités de construction collective pour la vie sont brisées et que le sentiment de danger est permanent, les politiques répressives sont banalisées et la violence d’État devient sens commun [1].

Les familles des personnes privées de liberté exigent justice et réparation dans les prisons d’Equateur.
Comité de Familiares por Justicia en Cárceles

Des méga-prisons où se développe la mafia

Il faut cependant rappeler que la stratégie de « guerre contre les drogues » est appliquée dès les années 1980-1990 sous l’impulsion des États-Unis. Des accords commerciaux favorables à l’exportation sont conclus par l’Équateur en échange de la promesse de lutter contre le trafic de drogue et de favoriser la présence militaire nord-américaine dans la région [2]. La guerre contre les drogues s’articule donc autour de deux axes : une économie néolibéralisée qui accroît les inégalités et la paupérisation de masse ; et la criminalisation massive et raciale des populations exclues du système d’accumulation de capital légal. En effet, les populations ciblées par les systèmes pénal et punitif sont en grande majorité des personnes afro-descendantes, montubias, et de descendance autochtone [3].

La présidence de Rafael Correa (2007-2017) est ensuite marquée par un « boom punitif ». La population incarcérée triple en moins de dix ans, avec la construction de complexes pénitentiaires géants à Guayaquil, Cuenca et Latacunga. La criminalisation des délits de pauvreté, bien au-delà du micro-trafic de drogue, est facilitée par le développement des technologies policières et de nouvelles institutions punitives [4]. C’est dans ces nouvelles méga-prisons que se construisent les mafias, avec une importante responsabilité de l’État et de la police [5]. Cette période est aussi marquée par l’avancée du néolibéralisme, notamment avec l’augmentation de l’extractivisme en Amazonie.

Plus de 600 morts en prison depuis 2021

Le retour officiel du néolibéralisme en 2019 marque la multiplication des états d’urgence, tout d’abord lors du mouvement social de 2019 mené par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), puis pendant la pandémie, et finalement pendant le mouvement social de 2022, renforçant le système punitif, ainsi que la stigmatisation des populations racialisées et appauvries, désignées comme source de danger et étiquetées comme terroristes pendant les mobilisations.

Les gouvernements de Lenín Moreno et Guillermo Lasso orchestrent le retour des accords avec le FMI et les États-Unis. Plusieurs massacres ont lieu dans les prisons, avec plus de 600 personnes incarcérées décédées depuis 2021, tandis que le gouvernement légalise le port d’armes et encourage la population à « l’autodéfense ». La guerre qui se déroule en Équateur est une guerre néolibérale dirigée contre les territoires autochtones et les espaces urbains appauvris ainsi que leurs habitants. En Europe, en France, il est urgent de se défaire de la narration épique de pays du tiers-monde aux institutions faibles, envahis par la violence et les mafias de Pablo Escobar des séries Netflix.

Pour ne pas perdre notre humanité il nous faut écouter ceux qui se trouvent sous les feux croisés des organisations militaires et paramilitaires et qui subissent l’invasion de leurs lieux de vie : les puissants de cette guerre sont en haut. Nous ne sommes pas face à un État trop faible mais bien face à un État punitif exacerbé, raciste, classiste et patriarcal.

Comme le dit le Manifeste contre la guerre [6] : « Nous nous prononçons contre la guerre comme stratégie gouvernementale qui s’intensifie aujourd’hui en Équateur, mais qui a déjà coûté la vie à des milliers de personnes dans des pays de la région comme le Mexique et la Colombie, et qui s’exprime à travers le génocide dans des pays comme la Palestine. Notre demande est régionale et mondiale : Nous voulons la paix avec la justice sociale pour le monde entier ! »

Typhaine (UCL Finistère) et Gaëlle Le Gauyer

[1Dawn Marie Paley, Guerra Neoliberal, Desaparición y búsqueda en el norte de México, 2014.

[2Lisset Coba Mejía, Sitiadas : la criminalización de las pobres en Ecuador, 2015.

[3Andrea Aguirre, Incivil y criminal : Quito como escenario de construcción estatal de la delincuencia entre los decenios 1960 y 1980, 2019.

[4Aguirre, Léon, Ribadeneira, Sistema penitenciario y población penalizada durante la Revolución Ciudadana (2007-2017), 2020.

[5Jorge Nuñez, Muros : Voces anticarcelarias del Ecuador, 2022.

[6Manifeste contre la guerre en Équateur, en Amérique Latine et dans le monde, Change.org.

 
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