Changer la société, sans se faire berner




Alors que la société capitaliste est en crise, la contestation est plus que jamais nécessaire. Mais elle peut prendre diverses formes plus ou moins productives… Entre le citoyennisme, le néoréformisme et le radicalisme autonome, les impasses et les chausse-trappes ne manquent pas. Décryptage.


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Celles et ceux qui auront fréquenté Nuit debout à un moment ou à un autre du mouvement ont pu être confrontés à une grande variété de discours contestataires. Certains paraissent novateurs, d’autres une simple resucée
des vieilles lunes républicaines,
parfois désarmants d’ingénuité, parfois très sophistiqués… Tous méritent d’être discutés.

Le citoyennisme, protestation inoffensive

L’essor des mouvements citoyens correspond au déclin relatif du mouvement ouvrier depuis les années 1980 : accès des classes les moins aisées à
la consommation de masse, encouragement – notamment par la social-démocratie – de ­l’identité de « classe moyenne », identification sociale par la consommation et moins par la profession, morcellement des grandes concentrations ouvrières, mais aussi des espaces d’habitat (étalement des zones pavillonnaires et péri-urbaines), contexte de crise moins favorable aux revendications, et enfin désillusion avec l’effondrement du projet socialiste d’État (dans sa version PS ou PC) qui avait structuré le mouvement ouvrier pendant des décennies.

Dans ce contexte, certains mouvements, aussi bien de gauche qu’écologistes ou altermondialistes, tentent d’inventer une nouvelle figure de la contestation. Pour cela, ils s’inspirent volontiers de vieux mythes nationaux, notamment ceux de la Révolution française de 1789. La figure du « peuple » vient remplacer celle du prolétariat, celle du citoyen se substitue à celle du travailleur.

Souvent, ces mouvements ­agitent des hochets comme « la VIe république », la convocation magique d’une « Assemblée constituante », la rédaction d’une «  nouvelle Constitution  », le « tirage au sort » des dirigeants... Comme symboles de subversion et de progrès social, ils font réapparaître La Marseillaise et le drapeau tricolore, plus consensuels que L’Internationale et le drapeau rouge ou noir (ou rouge et noir).

Cette mutation identitaire ne va pas sans mutation des pratiques. Le terrain de la lutte a tendance à se déplacer. Il s’éloigne de la sphère de la production – avec ses piquets de grève, ses occupations d’usines et ses blocages de flux de marchandises – pour investir l’espace public, avec ses occupations de places.

Si les mouvements citoyens ne s’interdisent pas la contestation sur le terrain économique – comme le font Occupy Wall Street et les Indignés –, leur approche est toute différente. La critique du patronat, en tant que classe possédante, décidant de la nature de la production et des conditions de travail, et extorquant la plus-value, au cœur des luttes du mouvement ouvrier, se mue en une critique morale des seuls patrons « voyous ». Plus couramment encore, elle est remplacée par une opposition entre les « 1 % les plus riches » et les 99 % qui restent, voire passe complètement à la trappe au ­profit d’une critique des seuls spéculateurs, actionnaires et banquiers.

Enfin, si la caste politicienne est contestée car vue comme déconnectée des aspirations du peuple, la confiance est réaffirmée envers l’État et le cadre national vus comme des remparts contre les instances transnationales – alors que ce ne sont que deux modalités du même pouvoir capitaliste.

Certes, aucun mouvement de contestation, même révolutionnaire, n’est immunisé contre un risque de récupération par le ­système. Mais, s’il en reste au ­stade du citoyennisme, autant dire qu’il se condamne à être parfaitement inoffensif.

Miroirs aux alouettes néoréformistes

L’idée de changement social et de révolution, par la voie des assemblées constituantes et de l’instauration d’une VIe République, avancée par les mélenchonistes, véhicule l’illusion que les schémas imposés d’en haut pourraient modifier les rapports sociaux réels. Or, ce ne sont pas les idées qui font le mouvement et la révolution, mais les rapports sociaux réels qui, s’affirmant, matérialisent finalement des idées, devenues dominantes. Ce sont les rapports de forces qui engendrent les lois, pas l’inverse. Idem pour une Constitution.

La révolution citoyenne est aussi illusoire que le sont les stratégies électoralistes et réformistes, parce que toutes trois sont traversées par l’illusion de la souveraineté du politique sur l’économie. Il suffirait de taper du poing sur la table pour obtenir l’allégeance de la classe dominante à la démocratie. Or la classe dominante ne tolère la démocratie que si elle ne gêne pas ses intérêts. Ainsi, si, par le plus grand des hasards, un parti de gauche radicale parvenait à prendre démocratiquement le pouvoir, il se retrouverait impuissant face à la classe dominante – hauts dirigeants de l’industrie, de la finance, de la police et de l’armée – détentrice des réels leviers du pouvoir.

La gauche ne pourrait exercer réellement le pouvoir, sur le plan national, qu’à condition d’être portée par un mouvement social puissant, organisé et combatif dans la durée. Une telle perspective n’a que peu à voir avec les stratégies politiciennes de la gauche radicale, qui ne voient dans les luttes sociales qu’un tremplin électoral (JLM 2017 en est le meilleur exemple) et nuisent même à la révolte en faisant miroiter l’illusion d’une revanche ou d’une victoire possible dans les urnes. En cas de victoire dans les urnes, elles peuvent aussi mener à l’affaiblissement du mouvement social, mis à la remorque de l’action gouvernementale. C’est ce qui s’est passé en France en 1981, en dans nombre de pays d’Amérique du Sud depuis les années 2000.

Même avec un prolétariat ­solidement organisé et combatif au niveau national, une telle politique, respectueuse de la légalité républicaine, mène à ­l’échec, comme ce fut le cas avec Syriza en Grèce. Faute d’une stratégie fondée sur l’intervention directe des travailleuses et des travailleurs, avec pour objectif central l’expropriation des capitalistes, la socialisation et l’autogestion de l’économie, on retombe nécessairement dans la gestion du capitalisme, les compromissions, le reniement, et finalement l’impasse. Lorsque le régime de la propriété des moyens de production et d’échange aura été fondamentalement transformé, il sera alors bien temps de rédiger une ­Constitution gravant dans le marbre les principes de la société nouvelle.

L’illusion d’un capitalisme moral

Si de larges franges de la gauche radicale sont porteuses d’illusions d’un point de vue stratégique, elles le sont également d’un point de vue programmatique. Globalement, dans la majorité des programmes, des propositions, des revendications, on retrouve des mesures telles que : modifications de la fiscalité, réduction des inégalités de revenus, annulation des dettes, hausse des taxations du capital, sortie de l’Europe et de l’euro, souveraineté monétaire, nationalisation et investissements d’État pour soutenir la production et l’emploi.

Ces mesures sous-tendent un projet de capitalisme moralisé, d’une économie sociale de marché, sur le plan national, et une compétition internationale avec les pays néolibéraux. Cette gauche considère généralement que la France est un pays riche, et que la crise, la dette et la pauvreté sont le fait de l’avidité d’une poignée d’individus non partageurs et mal intentionnés, qu’il suffirait de soumettre ou d’évincer.

La croyance dans la réussite d’un capitalisme moral et social traduit une méconnaissance totale des causes profondes de la crise systémique du capitalisme, et des raisons de l’essoufflement du boom économique d’après-guerre [1]. A défaut de s’en prendre à la source des problèmes de l’économie capitaliste marchande (échange incertain, remplacement du travail humain par la machine, propriété privée, concurrence), les propositions de la gauche radicale ne peuvent endiguer, à long terme, un mouvement de récession continu.

Pour sortir de la crise systémique, une transformation sociale est nécessaire. Il s’agit de rompre avec la propriété privée des moyens de production, la concurrence, l’échange marchand, les modes d’intégration de la force de travail. Il s’agit donc de révolutionner les manières de produire, distribuer, partager et décider.

La contre-culture, créative mais enfermante

A l’opposé des projets réformistes se développe une contestation révolutionnaire du système, dont AL est partie prenante.

Cependant, une partie de cette contestation, plutôt que de chercher à lier les pratiques radicales minoritaires avec la contestation de masse, a tendance à se vivre en avant-garde dont le mode
de vie et d’action constitueraient, en eux-mêmes, un programme. De ce point de vue, la lutte des classes et le combat syndical ne seraient que le moyen d’accéder à l’univers des marchandises et du confort bourgeois que l’on rejette. Elles ne constitueraient pas un levier révolutionnaire, mais renforceraient l’ordre établi et l’emprise de la société ­marchande sur la population.

Le processus révolutionnaire lui-même, avec ses exigences stratégiques, organisationnelles, pédagogiques, et la patience qu’il implique, tend à être dénigré du fait qu’il consisterait en un fantasme autorépressif, empêchant la révolte immédiate. A la révolution, perspective trop lointaine, est donc opposée une conception émeutière de la révolte «  tout de suite, ici et maintenant  ».

Certes, la contestation révolutionnaire peut s’accompagner d’une contre-culture, créatrice et vectrice de cohésion… mais il faut aussi mesurer tout ce que cela peut avoir d’enfermant, si cette contre-culture est incomprise plus grand nombre. On doit garder l’ambition de mener des luttes majoritaires, condition sine qua non d’une véritable révolution sociale, et se garder de verser dans une forme d’autosatisfaction élitiste, ou des postures d’avant-garde anarcho-blanquiste. Si on se laisse isoler du grand nombre, c’est pain bénit pour le pouvoir en quête de figures de l’ennemi intérieur et de boucs émissaires.

L’enjeu pour les révolutionnaires, dans une période qui ne l’est pas, c’est à la fois de faire partager une critique du système capitaliste, et de construire les contre-pouvoirs larges qui permettront de préparer son abolition.

Flo (AL Marne)

[1« La loi travail, ultime stade de la crise capitaliste », Alternative libertaire, juin 2016.

 
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