Dossier classes sociales : Paul Bouffartigue (sociologue) : « Presque une lutte des classes sans classes »




Paul Bouffartigue est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Il a dirigé Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, paru à La Dispute en 2004, et codirigé avec Sophie Béroud Quand le travail se précarise. Quelles résistances collectives ?, à paraître également à La Dispute. La lutte des classes continue-t-elle d’exister sans classes mobilisées ? Nous lui avons posé la question.


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Peut-on parler de « classe ouvrière » aujourd’hui,
face aux transformations du salariat, avec notamment la montée du secteur tertiaire ?

Paul Bouffartigues : Oui et non.

Oui, soit que l’on s’en tienne à la définition étroite qui est, de longue date, celle des « ouvriers » dans la classification socioprofessionnelle officielle – en gros, l’ensemble des travailleuses et travailleurs manuels salariés –, groupe qui existe bel et bien numériquement puisqu’il forme un quart de la population active ; soit qu’on actualise l’approche de Marx en se demandant qui sont, « objectivement », les producteurs des richesses aujourd’hui, ce qui conduirait à y inclure la plupart des salariés. Il est vrai que les frontières se sont largement brouillées entre les ouvriers et toute une frange des employés peu ou pas qualifiés, voire au-delà.

Non, si on écarte ces deux définitions, pour ne retenir que celle de la « classe pour soi » de Marx, celle qui est pleinement consciente non seulement de son existence mais également de son « rôle historique ». En particulier, il faut prendre acte que la notion de classe ouvrière n’est plus un opérateur de mobilisation politique, ne fait plus sens pour désigner un sujet politique révolutionnaire. Devant ces difficultés, les sociologues qui enquêtent sur le monde ouvrier utilisent plus volontiers maintenant la notion de « classes populaires », notion plus pragmatique et plus réaliste que celle de classe ouvrière, qui continue pour autant de faire référence aux clivages de classe, et qui rappelle que ces classes populaires – en gros, les ouvriers et employés – représentent toujours une bonne moitié de la population.

Les travaux récents sur
les personnels d’encadrement remettent-ils en cause la thèse de la « moyennisation » de la société française, défendue dans les années 1980 ?

Paul Bouffartigues : Ces travaux montrent que l’espace du salariat intermédiaire est lui-même l’objet d’un processus de polarisation sociale, avec une minorité qui « tire son épingle du jeu », et une majorité qui est sous la pression des nouvelles contraintes, au travail et en dehors du travail, exercées par le capitalisme financiarisé. Sans dramatiser les dynamiques en cours chez les « classes moyennes », comparativement aux effets dramatiques de la crise dans de larges fractions des classes populaires, elles connaissent incontestablement des difficultés nouvelles, même si ce sont surtout les nouvelles générations qui les subissent de plein fouet.

Comment analyser la thèse
de l’« individualisation du social », qui a marqué nombre de politiques sociales des vingt dernières années ?

Paul Bouffartigues : Qu’il y ait un processus historique de très longue durée – étudié en tant que tel par Norbert Elias [1] – de développement d’une « société des individus », est incontestable. Mais, comme le montre Robert Castel [2], l’individualisation du social n’a été possible que par le développement de multiples « supports » sociaux. Leur démantèlement, au nom de la « responsabilisation » des individus, perçus comme fondamentalement responsables de leurs malheurs, conduit tout droit à une formidable régression qui accentuera la précarisation des plus fragiles.

On parle beaucoup des groupes sociaux dominés, mais que sait-on aujourd’hui des classes dominantes, en particulier
la grande bourgeoisie ?

Paul Bouffartigues : On en sait encore relativement peu de choses, malgré les importants travaux de Monique et Michel Pinçon [3] sur la grande bourgeoisie française. Ce déficit de connaissances reflète d’ailleurs le processus d’abstraction du capital et d’anonymisation de ses propriétaires, qui sont de plus en plus souvent des fonds de pension ou des fonds d’investissement. Quand des ouvriers licenciés séquestrent des cadres dirigeants à l’échelon d’un établissement – cadres qui ne sont que les gérants des affaires des grands actionnaires –, c’est une manière de protester contre cette anonymisation des décideurs, qui sont lointains et qui refusent de rendre des comptes. Reste qu’il y a des liens étroits et multiples entre la grande bourgeoisie traditionnelle, les hauts cadres dirigeants, et les détenteurs du capital financier. J’aime bien l’image de « dernière classe » utilisée par les Pinçon, pour dire que cette grande bourgeoisie est finalement la seule qui conserve l’ensemble des attributs d’une classe : communauté de situation, de destin, sentiment d’appartenance, et stratégies multiples de reproduction, stratégies dont font partie les actions en vue d’affaiblir le monde du travail. Au passage, cela confirme que la lutte des classes continue d’exister, mais que la configuration des classes qui résulte de cette lutte est, paradoxalement, caractérisée par l’effacement apparent des classes traditionnelles. A la limite, on a presque une « lutte des classes sans classes »...

Comment articuler la prise en compte des inégalités de genre et de race à l’analyse des groupes sociaux et des dynamiques sociales de classe ?

Paul Bouffartigues : On ne comprend pas grand chose aux réalités sociales concrètes si on ne prend pas en compte la combinaison, mieux l’intrication, de tous les grands rapports sociaux, qui sont d’ailleurs tous des rapports de domination sociale – rapports incluant la lutte contre cette domination. Par exemple le monde des employés est un monde féminin à 80 %, le genre féminin construit cette catégorie sociale. C’est encore plus vrai pour certains groupes professionnels, comme les infirmières. Toute une série d’enjeux et de luttes chez elles consistent à se dégager de l’héritage de la domesticité et du bénévolat qui pèse encore – leurs grandes luttes de la fin des années 1980 avançaient le mot d’ordre « ni nonnes, ni bonnes... » – sans renoncer à la contribution positive du genre féminin à la construction de la « compassion » qui soutient leur professionnalité. Autre exemple, le travail et les conditions spécifiques de son exploitation, et jusqu’au style des grèves chez McDo sont incompréhensibles sans prise en compte de la jeunesse, et du statut d’étudiant d’une partie de la main-d’œuvre. Et une fraction d’entre elle est formée de ces « jeunes des banlieues » qui forment également une partie de la clientèle. Dernier exemple, la lutte des travailleuses et des travailleurs sans papiers d’Ile-de-France pour leur régularisation. Elle n’a été possible
que parce que ces salariés sont initialement inscrits dans des rapports de solidarité communautaires, mais au travers de cette action ils parviennent à retourner leur image négative d’« immigrés clandestins » dans celle positive de « travailleurs », et de « sans papiers », c’ est à dire injustement privé de ses droits légitimes.

Que peut-on dire de la conflictualité sociale en France, avec un éclatement mais aussi un renouveau des luttes, notamment chez les précaires ? Les conflits du travail sont-ils centraux pour comprendre
les dynamiques sociales ?

Paul Bouffartigues : Aujourd’hui, la conflictualité sociale se voit d’abord dans la rue, et les salariés n’en ont pas le monopole. La jeunesse scolarisée est de longue date – depuis 1968 au moins – l’une des catégories la plus mobilisée collectivement, et ce de manière récurrente, selon un cycle qui mériterait d’être étudié. La conflictualité sur le lieu de travail est très vivace, mais moins visible que par le passé, car elle prend moins souvent la forme de grèves franches, et plus souvent celle de pétitions, délégations, refus des heures supplémentaires, aux côtés des formes plus traditionnelles de freinage... A mon sens ces conflits demeurent centraux pour comprendre les dynamiques sociales, parce que le travail demeure une expérience socialement et psychologiquement vitale pour les individus. Pour le pire – en l’absence de conflit collectif, c’est l’individualisation et la personnalisation des tensions qui l’emporte, avec la montée de la « souffrance » et du « stress » – et pour le meilleur : l’action collective, même quand elle échoue dans l’immédiat, accroît le pouvoir d’agir et fait reculer le sentiment d’indignité et de fatalité.

Quel serait pour vous le rôle d’une sociologie critique ?

Paul Bouffartigues : Travailler en lien – ce qui ne veut pas dire en rapport de subordination – avec les mouvements et les acteurs sociaux : mettre à disposition la masse des savoirs critiques accumulés à l’Université sur le monde social ; apprendre de l’expérience sociale, tout particulièrement dans les moments « chauds » des conflits, traditionnellement trop peu explorés, ce qui signifie développer une connaissance critique qui ne soit pas désespérante mais réappropriable par les acteurs sociaux, dans la mesure où elle peut mettre au jour les contradictions dans la domination ; contribuer, modestement, aux tentatives pour repenser l’alternative sociale...

Propos recueillis par Violaine Bertho (AL93)

[1Norbert Elias, La société des individus, Fayard, 1991.

[2Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Folio essais, 1999.

[3Voir notamment leur contribution dans Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits.

 
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