Dossier prostitution : Contre l’offensive réglementariste : Perspectives libertaires sur la prostitution




Depuis quelques années, on assiste à un renouveau du réglementarisme en matière de prostitution, qui s’exprime à travers des initiatives comme la Pute Pride ou la création du Syndicat du travail sexuel. Nous proposons ici une analyse de certains des arguments mis en avant par ce nouveau courant réglementariste.

Les écrits militants des pro-prostitution mélangent souvent des arguments de types libéraux et libertaires [1], entretenant ainsi la confusion entre ces deux dimensions. Le fait par exemple de parler de la prostitution sans prendre en compte la dimension économique du système prostitutionnel, ou de concevoir les prostitué-es comme des individus qui consentent « de manière libre » à un contrat par lequel elles vendent des « services sexuels » relève d’une approche libérale. Les contraintes économiques et sociales qui pèsent sur les individus sont effacées. Cela les conduit bien souvent à atténuer ou à nier l’existence des réseaux de prostitution et les violences dont les prostitué-e-s peuvent être victimes.

Mais il est aussi des arguments des pro-prostitution qui tendent à se présenter comme « libertaires » dans leurs objectifs, et matérialistes (au sens marxiste) dans leur analyse de ce fait social que constitue la prostitution. C’est donc en tant que communistes libertaires et syndicalistes que nous souhaitons répondre à ces arguments visant, entre autres, à faire reconnaître la prostitution comme une activité professionnelle.

Des justifications prétendument libertaires

Certains défenseurs de la prostitution prétendent que leurs conceptions s’inscrivent dans une perspective à la fois anticapitaliste, antiautoritaire et opposée à l’ordre moral, c’est-à-dire libertaire.

Pour eux, la prostitution est un échange économico-sexuel qui n’est pas fondamentalement différent du mariage [2] : les prostitué-e-s ne vendent pas leur corps, mais un service sexuel. La prohibition de l’activité prostitutionnelle relèverait donc d’un puritanisme sexuel. Certes, toujours selon eux, la prostitution pourrait être conçue comme un rapport économique d’exploitation, mais pas de manière fondamentalement différente des autres activités auxquelles sont soumis les travailleurs dans le système capitaliste : travail en usine, caissière… Il est par conséquent souhaitable qu’en tant que travailleuses ou travailleurs du sexe, les prostitué-e-s s’organisent en syndicat et obtiennent un statut protecteur en matière du droit du travail. L’objectif, pour eux, ne doit pas être l’abolition de la prostitution, mais l’organisation de maisons de prostituées autogérées ou la mise en place d’un « service public du sexe », formes économiques qui échapperaient aux rapports capitalistes. La violence ne serait pas inhérente à la prostitution, mais serait le résultat des législations qui la rendent clandestine, comme les lois contre le racolage passif ou contre l’immigration.

Libertinage contre monnayage

Premier point, en tant que libertaires, nous sommes opposés à cette institution sociale qu’est le mariage. Nous sommes d’accord pour considérer la prostitution comme un échange économico-sexuel au même titre que le mariage, et c’est pourquoi nous avons pour objectif l’abolition de l’une comme de l’autre.

Nous sommes des défenseurs de la liberté sexuelle et de l’amour libre dans le cadre d’une éthique libertaire, c’est à dire où la sexualité vise le plaisir de chaque partenaire. Toute l’action des libertaires a eu pour objectif de déconnecter la sexualité de la reproduction comme conséquence nécessaire. Ceci s’est traduit par une défense de la contraception et du droit à l’avortement.

De même, en tant que libertaires, il ne nous semble pas que toutes les activités humaines aient pour vocation à devenir un travail. Les relations d’amitiés, d’affection devraient-elle avoir pour fonction de se transformer en travail qui assure la subsistance des individus ? Pourquoi en irait-il différemment pour cette relation humaine que constitue la sexualité ? Il faut donc distinguer deux types de relations sexuelles. Les relations sexuelles qui impliquent un rapport économico-sexuel, qui peut d’ailleurs masquer du travail gratuit [3], et celles qui s’inscrivent dans le cadre de l’« amour libre ». Certes on peut douter de l’existence de rapports sexuels qui soient totalement libres de tout rapport de pouvoir, et se faire payer pour faire l’amour peut être un fantasme entre deux amants [4],
mais il faut bien distinguer le libertinage, dans lequel la sexualité est un plaisir et relève du loisir, et la prostitution, dans laquelle la sexualité relève de la nécessité économique et s’inscrit dans un rapport d’exploitation et d’oppression d’un travail.

Loi de l’offre et de la demande

Ensuite, en tant que syndicalistes, nous faisons une grande différence entre un syndicat de travailleurs et une organisation qui se proclame « syndicat de prostitué-e-s ». La relation d’exploitation qui existe dans les deux cas n’est pas la même et ne dépend pas du même système d’oppression.

Les travailleurs vendent leur force de travail à des patrons qui les exploitent parce qu’ils détiennent les moyens de production. Dans le cas des personnes prostituées qui sont exploitées par des réseaux de prostitution, cela peut avoir un sens de lutter contre un patron. Mais dans le cas des prostitué-e-s indépendant-e-s vis-à-vis de leur clients, il ne s’agit pas d’une relation entre un salarié et son patron, mais d’un rapport d’exploitation patriarcal.

De fait, les revendications du Syndicat du travail sexuel (Strass) relèvent moins de la défense de salarié-e-s que de la reconnaissance d’un métier, comme le font par exemple les syndicats d’artisans ou de professions libérales.

Croire que la reconnaissance juridique de la profession de « travailleur/se du sexe » pourrait être favorable aux indépendant-e-s nous semble relever d’une méconnaissance des mécanismes du système capitaliste. En effet, le réglementarisme prôné par les pro-prostitution nous semble être à terme la porte ouverte à la mise en place d’une économie capitaliste du sexe telle qu’elle existe dans la pornographie [5]. Et il est fort probable que, loin d’aboutir à la création des maisons de prostitué-e-s autogérées, elle conduise à la mise en place d’Eros centers, supermarchés du sexe alimentés en grande partie par des travailleurs et travailleuses immigrées sans papiers pour faire face à la demande [6].

Des revendications pour toutes et tous

Néanmoins, bien qu’analysant la situation des prostitué-e-s comme sujette à une exploitation économique spécifique, nous considérons qu’il ne s’agit pas d’attendre l’abolition du système prostitutionnel pour lutter pour l’amélioration des conditions de vie des prostitué-e-s.

Cette lutte passe par l’abrogation de la Lois de sécurité intérieure (LSI), dont l’orientation prohibitionniste conduit à criminaliser les prostitué-e-s et donc à aggraver leurs conditions de vie et, en particulier, leur exposition à la violence des clients et de la police. Mais elle passe aussi par une lutte plus générale qui dépasse les seul-e-s prostitué-e-s. Il s’agit d’une lutte pour le droit à un revenu qui permette à chacune et à chacun de vivre durant les périodes où l’on n’exerce pas d’activité professionnelle : études, maladie, chômage, retraite... Cela pose la question de la revendication d’un salaire socialisé. Cela pose aussi la question du droit à la formation et au logement pour tous. C’est en ce sens que les luttes des prostitué-e-s peuvent être émancipatrices pour toutes et tous en s’inscrivant dans la lutte plus générale pour que toutes les personnes puissent vivre décemment.

Anne Arden
et Irène (AL Paris nord-est)


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 Alternative libertaire : Pour l’émancipation sociale

[1Voir notamment l’ouvrage de Maîtresse Nikita et Thierry Schaffauser, Fières d’être putes, L’Altiplano, 2007. L’une et l’autre ont fondé l’association pro-prostitution Les Putes en 2006 et le second a participé à la fondation du Strass en 2009.

[2Voir Paola Tabet, « La grande arnaque. L’expropriation de la sexualité des femmes », Actuel Marx n° 30 (Rapports sociaux de sexe), septembre 2001.

[3On peut ainsi penser à l’assistance que se doivent les époux dans le mariage, à la prestation compensatoire et à l’interdiction de la répudiation dans une société où les femmes ont un revenu inférieur de 20 % en moyenne que les hommes. Cela est lié au fait que les femmes ont très largement en charge le soin des enfants et les tâches ménagères au sein du couple.

[4Voir notamment Beatriz Preciado, Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique, Grasset & Fasquelle, 2008.

[5Lire à ce sujet l’entretien avec Claudine Legardinier, « Tout statut profite aux proxénètes » dans Alternative libertaire de mai 2009.

[6Voir ci-contre l’article sur les conséquences concrètes du réglementarisme.

 
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