Entretien

Jacques Rancière : « La démocratie est née d’une limitation du pouvoir de la propriété »




Jacques Rancière, philosophe et professeur émérite à l’université Paris-VIII, s’est attaqué l’an passé, dans La Haine de la démocratie, à l’idéologie antidémocrate des « élites républicaines ». Il nous explique l’origine du concept de démocratie, comme pouvoir des gens « sans qualités », en opposition au pouvoir des propriétaires, et évoque la pertinence de la démocratie comme pratique subversive « en soi », même déconnecté d’un projet de société socialiste.

Alternative libertaire : Vous avez, dans un article du Monde (22 mars 2007), fait une critique virulente du système représentatif et électoral actuel. Selon vous, une transformation démocratique des institutions actuelles a-t-elle un sens, et à quelles conditions ?

Jacques Rancière : Il est certainement possible d’imaginer des transformations du système représentatif qui fassent droit à l’anarchisme démocratique tel que je l’entends. Cela implique une restriction du rôle du président et la restitution à l’assemblée du pouvoir légiférant. Cela implique surtout que l’assemblée en question cesse d’être monopolisée par les notables, que la rotation soit effectivement assurée par le non-cumul et le non-renouvellement des mandats, que les assemblées qui servent à caser le personnel surnuméraire des partis de gouvernement cèdent la place à des formes de réel contrôle populaire. Cela implique aussi une part reconnue dans les institutions républicaines au tirage au sort qui est la forme de « sélection » authentiquement démocratique. Bien évidemment des mesures constitutionnelles ne sont jamais suffisantes pour créer à elles seules une vie démocratique. […]

Votre critique de la science comme fondement du pouvoir politique semble prendre le contre-pied de toute une tradition marxiste, et rejoindre la critique de l’autorité scientifique que faisait Bakounine…

Jacques Rancière : Sans doute. Je n’ai pas relu Bakounine depuis bien longtemps. Mais il ne faut pas faire de ce rapport à la science le critère discriminant entre tradition marxiste et tradition anarchiste. La confiance en la science comme principe de la transformation sociale est massivement partagée par les doctrines sociales et socialistes du XIXe siècle, anarchisme compris. Ce qui sépare l’anarchisme du marxisme, c’est moins la méfiance envers la science, que la critique de l’autorité, donc la critique de la conception qui incarne le pouvoir de la science dans un corps de savants disposant d’une autorité légitime pour conduire le mouvement. […]

Quelle place tient la critique de la propriété dans votre théorie de la démocratie ?

Jacques Rancière : La démocratie est née historiquement comme une limite mise au pouvoir de la propriété. C’est le sens des grandes réformes qui ont institué la démocratie dans la Grèce antique : la réforme de Clisthène qui, au VIe siècle av. J.-C., a institué la communauté politique sur la base d’une redistribution territoriale abstraite qui cassait le pouvoir local des riches propriétaires ; la réforme de Solon interdisant l’esclavage pour dettes.

Le principe démocratique, c’est l’affirmation d’un pouvoir de tous et toutes, d’un pouvoir des êtres humains « sans qualités » venant contrarier le jeu normal de la distribution des pouvoirs entre les puissances sociales incarnant un titre à gouverner : la naissance, la richesse, la science, etc. La démocratie est donc liée à une limitation du pouvoir de la propriété. Et il est clair que la démocratie est vivante là où elle est capable d’exercer cette limitation. Cela dit, il est également clair que l’idée démocratique ne porte pas en elle-même le principe et les moyens d’une suppression de la propriété. C’est pourquoi elle a été accusée d’être son simple alibi formel, et la « démocratie réelle » a été identifiée à la possession collective des moyens de production. On sait quel a été le destin de la « démocratie réelle » pratiquée dans les Etats soviétiques. Même pour ceux et celles qui n’ont jamais identifié contrôle collectif et dictature d’un « parti de classe », le contre-exemple de la dictature soviétique rend plus difficile de concevoir, dans le contexte d’une économie mondialisée, la forme que pourrait prendre un contrôle collectif sur les moyens de production et d’échange. Cela nous rend relativement démunis au moment où le pouvoir économique atteint les formes les plus radicales de son illimitation, où il s’identifie toujours plus au pouvoir des États et des grandes organisations interétatiques qui est, plus que jamais aussi, un pouvoir anti-politique, un appareil destiné à confisquer et à détruire la capacité collective. La critique de la propriété passe d’abord aujourd’hui par la lutte contre cette illimitation et cette fusion.

Vous considérez que l’essence de la politique est le « dissensus », par opposition au consensus. Néanmoins, entre les opprimé-e-s, la question de l’alliance, et donc du consensus, ne se pose-t-elle pas ?

Jacques Rancière : La critique du consensus n’est pas une critique de l’accord ou de l’alliance en général. Il est clair que toute action collective suppose un principe d’accord et que ce principe d’accord suppose lui-même négociations et compromis. Mais le consensus, au sens fort, veut dire beaucoup plus que le souci de s’accorder. Il suppose que les données sensibles, les situations et leur signification sont elles-mêmes placées hors de contestation. […] En dernière instance, il affirme que le monde est partagé entre ceux et celles qui ont la capacité de déterminer les possibles et ceux et celles qui n’ont pas d’autre choix que d’y consentir. La politique, elle, commence avec le dissensus. Elle commence avec l’affirmation que ces données objectives sont elles-mêmes le produit d’une interprétation, d’un choix, qu’elles traduisent non l’état du monde mais l’état de la domination. Elle consiste à construire des mondes conflictuels dans le monde supposé donné, une autre configuration des possibles qui affirme la capacité de n’importe qui contre la capacité des experts de la domination. C’est sur la base du dissensus ainsi entendu qu’il est possible aux opprimé-e-s de s’accorder dans la lutte.

Comment envisagez-vous la transformation sociale ?

Jacques Rancière : Je me trouve, comme bien d’autres, confronté à une situation où aucune force collective n’apparaît porteuse d’une puissance de lutte à la mesure des avancées de la domination capitaliste, et d’une vision crédible d’un avenir non capitaliste. La dégénérescence et la faillite du soviétisme ont durablement affecté l’espérance en la possibilité d’une autre organisation économique du monde. Et l’idée que le capitalisme porte en lui sa propre destruction n’est plus guère tenable, même si des auteurs comme Tony Negri essaient de lui donner un nouveau contenu. […] La lutte contre l’empire dominant du Capital sur toutes les formes de la vie n’en reste que plus un impératif absolu. […] Il s’agit de s’opposer, en l’absence même d’une vision stratégique de l’au-delà du capitalisme. On rejoint là le cœur du paradoxe politique tel que je l’entends : l’opposition entre politique et police n’est pas une affaire de buts mais une affaire de principes : le pouvoir égalitaire du rassemblement des êtres humains quelconques n’est pas porté par une nécessité historique ou sociale qui lui donnerait un but stratégique à réaliser et garantirait son avenir. […] Le socialisme, au sens large du terme, est venu, en quelque sorte, lui proposer un but, l’inscrire dans un processus historique lui promettant de s’identifier à la constitution d’un nouveau monde. Il est venu proposer comme horizon à l’action politique démocratique son propre dépassement, sa propre suppression. Maintenant que cet horizon s’est retiré, la démocratie se trouve en quelque sorte remise à elle-même, à sa propre capacité d’élargir son espace et d’inventer son avenir.

Propos recueillis par Irène (AL Montrouge)


ESSAI : « LA HAINE DE LA DÉMOCRATIE »

Jacques Rancière définit la démocratie comme un « “gouvernement” anarchique, fondé sur rien d’autre que l’absence de tout titre à gouverner ». La démocratie est éminemment subversive car elle remet en cause tous les principes ou fondements d’autorité (arkhé) : le savoir, la richesse, la naissance…

Les sociétés dites « démocratiques » dans lesquelles nous vivons ne sont pas en réalité des démocraties. Elles sont pour Jacques Rancière des oligarchies (c’est-à-dire le gouvernement de quelques-uns). Il n’y a pas de gouvernement démocratique car « tout gouvernement est toujours l’exercice du pouvoir d’une minorité sur une majorité » (p. 59). La notion d’oligarchie permet à Rancière de s’opposer à des positions qui aplatissent les démocraties libérales sur les régimes totalitaires.

Les démocraties libérales ont un rapport ambigu vis-à-vis de la notion de démocratie. D’un côté, la démocratie est une notion revendiquée. Mais il s’agit d’un usage idéologique de cette notion dans la mesure où aucun régime ne peut être en réalité une démocratie. D’un autre côté, la notion de démocratie est critiquée. Ce qui est critiqué, c’est l’anarchie démocratique, c’est à dire justement le fait que personne ne soit fondé à avoir plus de compétence qu’un autre en matière politique. Par conséquent, la haine de la démocratie est en réalité une haine de l’égalité.

Si nous ne vivons pas dans des démocraties et si la démocratie est anarchique, qu’est ce qu’alors une réelle démocratie ? Elle ne peut s’incarner dans aucune forme politico-juridique. Par conséquent, le régime représentatif, les élections au suffrage universel ne caractérisent pas la démocratie en soi. D’ailleurs, on le voit bien dans notre société puisque ces instruments peuvent être utilisés à leurs profits par les régimes oligarchiques.

Il existe certes des règles qui permettent de rendre plus démocratique le système représentatif : « mandats électoraux courts, non cumulables, non renouvelables ; monopole des représentants du peuple sur l’élaboration des lois ; interdiction au fonctionnaire du peuple d’être représentant du peuple […]  » (p.80). Mais rendre un régime plus démocratique ne signifie pas qu’il incarne en soi la démocratie.

La démocratie pour Rancière n’est jamais quelque chose de réalisé. Elle ne peut être une forme de société. Mais dans ce cas quand y-a-t-il démocratie ? « Elle est la puissance qui doit aujourd’hui plus que jamais se battre contre la confusion des pouvoirs en une seule et même loi de domination » (p.105). Il y a une manifestation de démocratie, par exemple, lorsque lors du referendum sur la Constitution européenne, « une majorité de votants a jugé, à l’inverse, que la question était une question, qu’elle relevait non de l’adhésion de la population, mais de la souveraineté du peuple et que celui-ci pouvait donc y répondre non aussi bien que oui » (p.87).

L’apport de l’ouvrage de Rancière est de montrer en quoi la notion de démocratie ne se réduit pas à ce qu’essaient de nous faire croire les démocraties libérales. La démocratie est une revendication éminemment subversive d’égalité.

Irène (AL Montrouge)

  • Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, 106 pages
 
☰ Accès rapide
Retour en haut