Lire : « Je vous écris de l’usine »




Depuis son livre Putain d’usine, en 2002, Jean-Pierre Levaray a rejoint la valeureuse cohorte des écrivains prolétariens, dans laquelle l’ont jadis précédé de nobles plumes comme Marguerite Audoux, Georges Navel, Henri Poulaille ou, plus récemment, Mehdi Charef (Le Thé au harem d’Archi Ahmed, en 1985), Maxime Vivas (Paris-Brune, 1997) ou encore Hubert Truxler, alias Marcel Durand (Grain de sable sous le capot, 1990).

C’est justement Hubert Truxler, ancien ouvrier de Peugeot-Sochaux, qui a préfacé le dernier ouvrage de Levaray, Je vous écris de l’usine, compilation de ses chroniques parues chaque mois, de 2005 à 2015, dans le journal CQFD. C’était, confie Truxler, le premier papier qu’il lisait en ouvrant le journal, parce que « pour écrire sur l’usine, il faut la vivre de l’intérieur, la renifler avec ses tripes ».

Ouvrier dans une usine d’engrais au Grand-Quevilly (Seine-Maritime), syndicaliste CGT, militant à la Fédération anarchiste, Levaray est prolixe – près d’une vingtaine de livres ou de collaborations à son actif –, d’une écriture souple, sans pathos ni fioritures. Les mille et une anecdotes qu’il rapporte sont généralement suffisamment fortes, en elles-mêmes, pour marquer les esprits. Il raconte les rares bons moments, avec les copains ; les collègues parfois combattifs, souvent blasés ; le chef pompier teigneux, genre sous-off’ 1912 ; la secrétaire qui échappe à un plan social puis qui, esseulée, ses collègues parties, le regrette amèrement ; le vieux militant communiste mais « pas stalinien pratiquant », qui meurt asphyxié d’avoir, toute sa vie, respiré des poussières nocives.

Les figures de l’usine sont là, leurs vies rythmées par les aléas d’un site industriel classé Seveso 2 qui vieillit, se déglingue, dont on redoute la fermeture mais qui, finalement, ne ferme pas. En revanche, la sous-traitance s’y multiplie. « Du coup, explique l’auteur, suivant la boîte qui te paie, tu as une couleur différente. Il n’y a quasiment plus de bleus de couleur bleue […]. Nous travaillons désormais dans une usine multicolore, mais ça n’a rien d’antiraciste, c’est juste que les bleus sont orange, gris, noirs, rouges, verts, j’en passe et des meilleurs. Différenciés, pour nous diviser. »

Pendant quelques années, l’auteur a accepté une corvée : représenter la CGT au conseil d’administration de l’entreprise. Les réunions qu’il endure au siège, à la Défense, apportent, elles aussi, leur lot d’anecdotes, pathétiques ou drolatiques. Le directeur général de l’usine, un maniaque au look de gestapiste, déverse un jour sa bile contre la CGT et les « pratiques gauchistes » des ouvriers de la boîte. Comme Levaray reste impassible, n’affichant qu’un sourire narquois, l’énergumène accroche illico un autre souffre-douleur : « Vous ne me servez à rien, crache-t-il au malheureux gugusse de la CFDT, pétrifié par cette attaque inattendue. Non, je n’ai plus besoin de vous. Vous n’avez même pas empêché que la grève ait lieu. […] À quoi servez-vous ? » L’auteur aurait pu ricaner. Il ne le fait pas, au contraire. Il souffre de cette humiliation publique du syndicat jaune par son maître. Ce n’est pas là la moindre expression de son humanisme.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

 
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